« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Gustou et ses doigts


 

 

 

    Gustou est connu dans le village comme un homme docile, qui ne parle jamais haut. Même son ivresse a quelque chose d’affable. Elle lui vient par périodes imprévisibles. Alors, il boit quatre, cinq jours d’affilée, un canon derrière l’autre. A la fin il quitte nos montagnes coupantes pour des forêts spongieuses et molles au bord de fleuves aussi larges que des mers. Il se met à nous parler d’une Afrique qu’il n’a jamais connue. Il vaticine en une langue agglutinée qu’aucun d’entre nous n’a jamais entendue. Riri disait au début que c’était du patois de la Lozère, le pays de son père, mais ça ne ressemble à aucun patois. Pour souligner son verbe, pour dessiner les mots qu’il ne trouve pas, il lève ses mains énormes, dont l’épaisseur a été creusée par le fer, le bois et la corde d’entailles noires, si profondes que la crasse n’en part jamais complètement. Il lui manque toutes les dernières phalanges, et cette infirmité paraît le condamner à ne jamais trouver ce mot absent, le seul par lequel il parviendrait enfin à se faire comprendre. Après quoi il tombe raide. On le prend l’un par les épaules, l’autre par les jambes, on le rapporte chez lui, on le couche.

    Depuis trois jours déjà selon Riri, le patron de l’unique café du village, Gustou est parti explorer son continent noir. L’empire des liqueurs a ouvert pour lui ses plus luxurieuses provinces. Il ôte sa casquette en pénétrant dans les villages de la forêt profonde, petit et gracieux dans sa veste de toile bleue et ses pantalons de velours, parmi les grands guerriers tout noirs et les jeunes femmes aux seins nus. On ne peut pas le prendre de front dans ces cas-là, comme on ne secoue pas un somnambule. Il faut le laisser venir, se mêler, incognito, à la foule des nègres armés de sagaies qui le touchent du doigt et palabrent avec lui, sous les arbres chargés d’oiseaux en couleurs.

    L’histoire de Gustou et de ses doigts, c’est Poldo, le menuisier, qui nous l’a racontée, autrefois, un autre de ces longs dimanches désœuvrés derrière le zinc de Riri. On ne sait plus d’où elle vient, cette histoire, qui l’a sue et qui l’a racontée. Poldo bricole de l’authentique passable avec des bouts de légende et des rognures d’ouï-dire.

    Gustou est resté vieux garçon jusqu’à quarante ans passés. Il n’était pas du village, il habitait Fonnègre, au fond des gorges, avec sa mère. Ils étaient les deux derniers. Il montait parfois, pour voir du monde. Elle restait cachée. Comme ils n’arrivaient pas à vivre avec leurs vingt chèvres, il se louait dans les fermes. On le payait en tabac, en billets de mille (pas beaucoup) et surtout en pinard. Et puis sa mère est morte, il s’est retrouvé seul, dans son cul de sac de vallée, avec les arbres qui crèvent les toits des maisons, la forêt qui couvre les pentes, jusqu’au trou entre les montagnes où l’on aperçoit par beau temps le linge bleu du ciel. 

    Sept ans durant, Gustou a lu le catalogue de La Redoute, son encyclopédie de la vraie vie, courses folles sur les plages en bermuda 100% coton, soirées intimes en nuisette de dentelle noires et caleçon à fleurs, 99F par lot de deux, cuisines aménagées, crépières qui n’attachent pas. Quand il l’a su par cœur, il s’est mis à lire les annonces matrimoniales.

    Des jeunes femmes écrivaient depuis l’Afrique et les Caraïbes des annonces qui voisinaient avec les botteleuses d’occasion et les tonnes de foin. Elles ne disaient jamais qu’elles avaient faim, mais précisaient leur degré de tendresse et leur taux de romantisme. Le lendemain de ses quarante ans, il s’est rasé, il a sorti une veste et une casquette propres, et il est allé à la gare du chef-lieu attendre sa future. Elle arrivait d’une ancienne colonie dont il n’a jamais pu se rappeler le nom. Souvent il disait Congo, manière de dire l’Afrique et ses prestiges touffus. Elle était si grande, si belle, elle accomplissait tous les gestes avec une grâce si précise qu’on la croyait chargée, en vivant, d’accomplir un rite.

    Gustou a ôté sa casquette et lui a tendu le bras. Ils se sont mariés et sont allés habiter Fontnègre. Il n’a jamais rien su d’elle. Elle était muette. Elle savait à peine écrire son nom : Théophile. Gustou ne s’est pas étonné de son mutisme, les mots eussent paru incongrus dans sa bouche de prêtresse. Et puis la parole, à Fontnègre, on n’en avait guère l’usage. Des galopins curieux poussaient parfois, en ce temps-là, jusqu’en haut des gorges pour surprendre, cachés sur le sentier qui surplombait le village. Théophile, noire Hécate, sarclant des salades, étendant sur la corde à linge, entre deux antiques pommiers, de divines culottes et des blouses olympiennes.

    Gustou et Théophile avaient vécu longtemps seuls ainsi dans ce silence. Avec une bonne grâce étonnante, les vieilles maisons et les vieux morts de Fontnègre, qui n’avaient jamais su au juste  où se trouvait l’Afrique, avaient accepté d’occuper une clairière de l’Oubangui. On sentait que ça les distrayait, au fond de leur oubli, et peut-être, à présent qu’ils se trouvaient mêlés à des sols profonds, plus archaïques que leurs plus anciennes légendes, trouvaient-ils, dans la familiarité intime des fossiles et des coquilles, les racines de cet air de famille qu’ils ne pouvaient s’empêcher de reconnaître en Théophile. Les escargots qui colonisaient en hordes sauvages les prairies retournées à l’état de jungle prenaient des airs de pachydermes hautains.

    Trois ans avaient passé. Un matin, Gustou n’avait pas vu Théophile. Tous les jours, à son lever, il la trouvait occupée à rallumer  le feu dans le cantou. Elle n’était pas à l’étable, ni au jardin, pas non plus dans le bûcher. Il l’avait cherchée partout, jusque dans les endroits les plus reculés de la forêt, où les pierres n’avaient jamais su ce que c’était qu’un homme, et où des flaques d’ombre stagnaient, inchangées depuis l’invention des arbres. Il avait épuisé les marchés, battu les pharmacies et les épiceries, officines où l’on collecte et traite le renseignement. Il avait fini par demander des tuyaux au Negrita qui lui ouvrait des failles, des entrées de cavernes au fond desquelles il continuait à aller la chercher. Là, il essayait en tâtonnant de recomposer dans l’obscurité les lignes de son corps, se persuadant d’avoir reconnu, en un noir plus absolu et plus tendre que les autres, la chair de ses grands seins qui s’avançaient vers lui. Il tentait de la guider vers le jour. Il sortait seul. Il se sentait très ivre et très chauve, demandant amèrement à la cantonade qui lui avait vissé sur les épaules, par blague, une tête en bois à la place de la sienne. Il la cherchait aussi, sa tête, sa bonne tête de chair et d’os, dans tous les placards.

    Une nuit d’hiver glaciale, il était sorti dans la neige, s’empêtrant dans les congères polies par le vent, se persuadant que l’ivresse lui faisait voir en négatif les courbes noires qu’il essayait tous les soirs de se remémorer. Mais à chaque fois qu’il tentait de l’étreindre, ce ventre froid tombait en poussière. Il se répétait : « je suis noir », comme s’il était enfin devenu tel qu’il put la rejoindre, se fondre incognito dans la grande confusion de lianes et de serpents d’où il imaginait qu’autrefois elle était venue. Il s’était épuisé dans ces étreintes décevantes, et il avait fini par s’endormir, jusqu’au jour, accroché à une clôture de barbelés comme un tas de vieilles nippes projetées là par le vent. Il n’en était pas mort. Du moins pas entièrement. Les jours suivants, ses phalanges avaient noirci. Il en avait conclu que Théophile, dont elles avaient tant touché la peau, avait déteint sur elles, et que de toutes les parties de lui, c’était à ses doigts qu’elle manquait le plus. Et par le fait, ils l’avaient quitté, eux aussi peu après.

    Un soir, en effet, qu’il cherchait ses clés dans sa poche, sa paume seule était sortie avec le trousseau. Les doigts avaient préféré rester au chaud, au fond de la poche. Il ne leur en avait pas voulu, mais lui, le dernier habitant de Fontnègre, avait quitté le hameau dès le lendemain, en les laissant où il les avait déposés en entrant, sur la table de la cuisine. Ils doivent y être encore, ses doigts, derniers habitants du hameau, semblables aux traces osseuses d’un fantôme dispersé, posément écartés sur les planches de hêtre, en attendant le jour où la porte se rouvrira.

Pierre Jourde / in Le Matricule des Anges N°24 - septembre-octobre 1998