« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le lion, le loup et le chacal


 

 

 

Fabliau bien moderne

 

 

    Il était une fois un Loup qui avait un procès de mur mitoyen avec son voisin le Chacal.

    Toute tentative de conciliation ayant échoué, on résolut de porter le litige devant la cour suprême des animaux, autrement dit le tout puissant seigneur Lion.

    Le Lion, exact au rendez-vous, battait négligemment de la queue ses flancs redoutables, tout prêt à rendre sentence sous son chêne ordinaire, un chêne d’au moins cinquante louis. (Comme tout augmente, hein ! Du temps de Blanche de Castille et de son fils, un simple chêne de cinq louis suffisait amplement aux justiciables.)

    Arrivèrent les plaideurs : le Loup accompagné de son avoué le Renard, le Chacal défendu par une vieille Pie, insupportable raseuse qui, tout de suite, indisposa le seigneur Lion.

    – Assez ! s’écria brusquement ce dernier, ma religion est suffisamment éclairée.

    – Ah ! firent les deux parties anxieuses.

    – Loup, c’est toi qui as raison ! Chacal, ta cause ne tient pas debout ! Loup, je te livre ton adversaire et t’engage à le dévorer dans l’enceinte même de ce sylvestre prétoire.

    Le Loup ne se le fit pas dire deux fois ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, du pauvre Chacal ne restaient plus que risibles déchets.

    Discrètement, le Renard et la Pie s’étaient retirés vers leurs cabinets respectifs.

    Quand la curée fut terminée :

    – Mon cher Loup, dit le Lion, tu me feras plaisir en venant ce soir chez moi me remercier de ma sentence.

    – Entendu, Seigneur. À ce soir.

    Le Loup n’eut garde de manquer à sa parole : vers sept heures, sept heures et demie, il pénétrait dans la tanière du magistrat suprême.

    Le Lion, comme en façon de familiarité gentille, lui mit sa forte patte sur l’échine, et :

    – Eh bien, mon vieux Loup, digéras-tu à ta convenance ?

    – On ne saurait imaginer mieux, mon Lord.

    – Alors, à mon tour.

    Le Loup, à ce moment, vit que le Lion ne badinait pas, et il devint blanc comme un linge.

    – Quoi ! vous allez me manger ?

    – Non, je vais me gêner ! Car j’ai une faim de Loup, si j’ose m’exprimer ainsi.

    – Mais alors, pourquoi n’avez-vous pas, ce matin, dévoré le Chacal, puisque lui était dans son tort ?

    – Dans son tort ou non, le Chacal vivant exhale une odeur qui me coupe l’appétit.

    – Et moi, pourquoi avoir attendu jusqu’à ce soir, puisque vous me teniez ce matin en votre pouvoir ?

    – Ce matin, tu étais trop maigre, mon pauvre ami.

    Et, passant à l’action, le Lion mangea le Loup, dans des conditions exceptionnelles de prestesse et de bonne humeur.

 

Moralité

 

Soyez chacals ou soyez loups,

Les juges sont plus forts que vous.

Écoutez-moi (la chose est sûre),

Méfiez-vous d’la magistrature !

Alphonse Allais / Amours, délices et orgues