« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Minuit dans Moscou


 

 

 

 

 

 

Minuit dans Moscou. Un somptueux été bouddhique.

Avec un tintement, les rues en brodequins de fer se séparent,

Noirs de variole les anneaux des boulevards sont en extase.

        Moscou, même la nuit, s’agite encore,

        Le silence en fuite sous les sabots…

        On dirait que quelque part, au polygone,

        Deux clowns s’en donnent à cœur joie, Bim et Bom,

        Avec leurs peignes, leurs maillets,

        Et on entend parfois un harmonica,

        Parfois un piano aux dents de lait :

        Do-re-mi-fa

        Et sol-fa-mi-re-do…

 

Il m’arrivait, quand j’étais plus jeune,

D’aller en caoutchouc ciré

Sur les larges rameaux des boulevards,

Où les jambes allumettes d’une tsigane

                dans un pan de jupe se débattent,

Où un ours captif est en promenade,

Lui l’éternel menchevik de la nature…

        Et l’air était saturé de lauriers-cerises !

        Où vas-tu maintenant ? Plus de lauriers, ni de cerises…

        

Je vais tirer, à la cuisine, le poids-bouteille

De l’horloge lancée au galop, —

Qu’il est âpre et rêche le temps,

Mais j’aime à l’attraper par la queue

Car il ne peut répondre de sa propre course,

Même s’il est, je crois, un peu tricheur.

 

Non ! Surtout ne pas supplier, se plaindre !

Suffit de pleurnicher !

            Est-ce pour cela que la roture

Avait jadis éculé ses bottes,

            pour qu’aujourd’hui je la trahisse ?

 

Nous mourrons comme des fantassins,

Mais sans avoir chanté

                le pillage, la corvée, le mensonge !

Ce vieux plaid chez nous, cette toile d’araignée,

Couvre-m’en comme d’un étendard guerrier

                                    quand je mourrai.

            Buvons, m’amie, à notre chagrin d’orge,

            Buvons jusqu’à la lie !

 

Des cinémas qu’on fait tourner à fond,

Comme assommés par le chloroforme,

Voyez sortir les foules. Ce qu’elles sont veineuses

Et cruellement en manque d’oxygène !

 

Oui, sachez-le : je suis votre contemporain,

Un homme de l’époque des Confections de Moscou :

Regardez comme ma veste se déforme,

Comme je sais marcher, parler et tout !

        Essayez donc de m’arracher au siècle,

        Je le jure : vous vous y casserez le cou !

 

Je parle avec l’époque, mais son âme n’est-elle

Qu’une corde de chanvre, et elle-même s’est-elle

Parmi nous honteusement adaptée,

Comme une guenon fripée dans un temple tibétain :

Elle se gratte, puis plonge dans la baignoire nirvana —

Allez, refais-nous ton numéro, Mar’ Ivanna !

        C’est peut-être vexant, mais comprenez :

        Le travail est débauche, nous avons ça dans le sang.

 

Le jour se lève. Télégraphe vert, les parcs murmurent.

Raphaël chez Rembrandt vient en visite tantôt.

Lui et Mozart, ils se damneraient pour Moscou,

Pour ses yeux bruns, pour son ivresse de moineau.

Et comme une missive pneumatique

Où comme une gelée de méduse de la mer Noire,

Tout cela se transmet de gîte en gîte

Par la chaîne infinie des courants d’air,

        Aussi farceurs que des étudiants au mois de mai…

 

 

 

Mai-4 juin 1931

Ossip Mandelstam / Poèmes de Moscou (1930-1934)