« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Triste fin d’un tout petit groom


 

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    C’est un fait divers à la fois banal et navrant. 

    Beaucoup de Parisiens connaissaient le petit groom de Maxim’s, le plus petit des grooms de Maxim’s, celui qui était de taille si menue qu’un soir une horizontale des plus grises, abusée par l’uniforme écarlate de l’enfant, le prit pour une écrevisse et voulut, à toute force, lui arracher une patte. 

    (Sans l’énergie du peintre Paul Robert, le jeune groom passait un mauvais moment.) 

    Eh bien, le pauvre petit n’est plus : il a mis lui-même fin à ses jours vendredi matin à l’aube. 

    Jeudi dernier – nos lecteurs s’en souviennent probablement encore – c’était la Mi-Carême. 

    Or, précisément, ce jour-là, plusieurs clubmen déjeunaient au célèbre restaurant de la rue Royale. 

    Au dessert, l’un de ces messieurs, ne trouvant pas dans l’établissement les cigares qu’il désirait, pria le jeune groom d’aller lui en quérir une boîte au Tobacco-shop du Grand-Hôtel et lui remit, en vue de cette acquisition, un billet de cent francs. 

    L’enfant arriva sans encombre, mais le retour fut plus pénible. 

    Déjà une foule compacte et tumultueuse encombrait le boulevard, ardente au combat des confetti. 

    Parmi les rares masques qui émaillaient cette tourbe, quatre jeunes gens se faisaient particulièrement remarquer. 

    Déguisés en famille anglaise, l’un représentait le père, flanqué, naturellement, de longs favoris jaunes ; le second était attifé en vieille milady à tire-bouchons ; les deux autres portaient les costumes d’un ridicule boy et d’une burlesque girl. 

    Apercevant soudain le petit groom de Maxim’s fendant péniblement la foule avec, sous son bras, sa précieuse boîte de cigares, le quatuor se précipita sur le jeune infortuné. 

    « Aôh ! fit le vieux pseudo-Britishman affectant un dérisoire accent anglais, môa aimer bâocoup les bonnes cigares ! Et mon fame aussi les bonnes cigares ! Et ma baby aussi aimer les bonnes cigares ! Et mon petit miss aussi aimer les bonnes cigares ! » 

    Malheureusement les jeunes gens ne s’en tenaient pas à ce discours de mascarade ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils avaient ouvert la boîte et saisi, chacun, un excellent spécimen de cette coûteuse marchandise. 

    Le pauvre petit avait beau se débattre, que faire contre une foule absurde à qui l’infortune d’autrui jette un aliment de plus dans le foyer des déchaînements et des folies ! 

    Rien de contagieux comme l’exemple ! 

    (J’ai stipulé dans mon testament une récompense de 100 000 F au savant qui découvrira le microbe de l’exemple.) 

    Encouragés par les mignonnes dimensions du petit groom, quelques intrépides gaillards achevaient de piller la boîte de cigares. 

    Comme de juste, le pauvre gosse n’osa point rentrer (ce en quoi il eut bien tort, car les clubmen étaient tellement soûls qu’ils ne se souvenaient plus de rien). 

    Tout le reste de la journée et toute la nuit, il erra sur les boulevards, dépensant les trois louis qu’on lui avait rendus sur son billet de cent francs en confetti, en rigolos, en toutes sortes de divertissements. 

    Au petit matin, après un court sommeil dans un massif des Champs-Élysées, le petit groom fut la proie pantelante du cruel désespoir. 

    Un long serpentin pendait de la branche d’un arbre presque jusqu’au sol. 

    L’enfant grimpa sur une chaise, fit un noeud coulant au ruban de papier, y passa la tête et, d’un coup de pied, s’envoya dans le paradis des tout petits grooms à qui les cohues stupides font de vilaines blagues... 

    Comme je le disais en commençant, c’est un fait divers à la fois banal et triste.

Alphonse Allais / Plaisir d’humour