« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Carthage


 

 

 

 

    C’est dans la rue Abdallah Guèche que j'ai vécu à Carthage et que i'ai compris les plaisirs secrets qui sont probablement ceux qui rapprochent le plus les adeptes du Haut Commerce de la Fantaisie littéraire et artistique. Tous les hommes sont liés entre eux par un détail physique ou moral qui les unit et les rend frères. Il ne faut voir dans ce mot aucune allusion sentimentale à l'amour de l'homme pour son prochain. Le bandit le plus terrifiant possède en soi-même un tout petit détail qui se retrouve exactement semblable dans le cerveau d’un honnête homme. Pour les uns, c’est un tic, pour les autres c’est un goût, celui du café au lait par exemple. Quelquefois un mot, un mot particulièrement dynamique sert de liaison. Les hommes sont également semblables entre eux par l’intermédiaire d’une couleur. Jacques l’Éventreur pouvait ressembler intégralement à l’homme le plus doux et le plus normal de son temps par le dégoût absolu des pois cassés en purée. Ainsi, je sais que je peux trouver chez n'importe quel homme de la terre un point, quelquefois minuscule, qui me rend semblable à lui sur ce point. Ce qui explique cette éternelle fusion des grands commerçants, des artistes et des parasites qui vivent dans les paysages nocturnes où ces deux forces contraires s'attirent et se confondent  dans la révélation spontanée d’une minime mais despotique ressemblance.

    A Carthage la vie devait être infernale. On gagnait de l'or en suant de peur et en pleurant misère quand venait l’heure de payer les dettes. Pour un conquérant, la prise de Carthage devait être un but apaisant. Détruire Carthage devait calmer les nerfs des honnêtes légionnaires que les Suffètes commandaient sans avoir su développer chez ces aventuriers l'esprit de corps. C'est parce que les légions romaines possédaient un esprit de corps, dénué de patriotisme, mais égal à l’honnêteté militaire des légionnaires de Rollet que Rome vainquit Carthage et dansa sur son cadavre aux applaudissements du monde entier. Ces applaudissements n'ont pas cessé de se faire entendre.

En 1932, c'est encore un plaisir pour moi de posséder la certitude que Rome a anéanti Carthage, ce repaire de commerçants en bois tourné et de prêtres glabres aux visages d’œuf à la coque. A douze ans pour avoir lu Salammbô je pleurais de rage en constatant la faiblesse de Matho. Plus tard j’ai su que si Matho avait eu le droit de porter sur sa tunique de cuir les épaulettes à franges rouges, à pattes et à tournante vertes, il n’eut pas laissé aux Romains le soin de détruire cette ruche pleine de tapettes stérilisées et de banquiers monstrueux et trop caressants.

    Rien n’est plus désolant que de faire revivre Carthage dans son décor non loin de ce si joli village de Sidi Bou Saïd qui ressemble, avec ses trop nombreux promeneurs du dimanche, à la rue de l'Abreuvoir à Montmartre devant le Sacre-Coeur de Mahomet. Carthage dresse ses pierres mortes au versant de la colline de Byrsa. Ce n'est pas évocateur. Les citernes seules nous imposent leur présence. Ici peut commencer le pays de la soif car l'eau est la préoccupation de tout le pays. La Tunisie est soumise au fantastique de l'eau. Cela commence avec la vision de Spendius, le coquin de la rue Bouterie, quand il se détache en noir sur le ciel tout en haut de l’aqueduc et cela continue jusqu’à Rhadames, et Fort-Saint.

    Tous les soldats de Matho eurent soif, toujours soif, moururent de soif au moment choisi par les banquiers de suif, à la barbe annelée, aux lèvres épaisses et gourmandes de fruits secrets. Entre deux puits il faut savoir estimer ses forces ou celles du méhari. A cause de l'eau, tous les hommes du désert qui ne peuvent vivre que militarisés sont semblables à ceux qui, il y a plus de deux mille ans, cherchaient déjà pour l'offrir à leurs amies la rose des sables, la fleur de pierre des pays du Sud, où le sable et le granit concassés par la nature ont de ces dons,

    A Carthage, de la colline de Saint-Louis qui est la Byrsa de l'époque punique, on découvre çà et là des ruines sans vie capables de renier la frénésie commerciale de ces hommes nourris de chiffre, de commissions, de protêts, de chèques bien approvisionnés, tatoués d'or et d’argent. Ces bougres à lunettes se mettaient des rubis à la place des yeux, des diamants dans les narines, des anneaux de platine à la pointe des seins. Leurs filles plus amoureuses que des négresses hurlaient comme des chattes en saison, des goéties à cette Tanit, qui fut si populaire en 1900 chez les chansonniers montmartrois. On ne pouvait guère reposer dans cette Carthage et dans ce faubourg lie Megara où le bruit des finances se mêlait aux récriminations des soldats qui faisaient éclater les rues chaudes sous leur nombre et la pression latérale de leur coude. Pour être fille publique à Carthage il fallait aimer l'argent comme on aime son enfant malade. Toutes les maladies qui sévissaient sur la population de Carthage étaient d’origine commerciale, Il y avait la pelade bancaire qui détruisait la sensibilité des prêteurs à la petite semaine, la syphilis monétaire et la tuberculose créditrice, la gravelle débitrice et l'appendicite budgétaire. Tous ceux qui ne possédaient point de compte en banque se mouraient de mélancolie à tendance ferme. A quelque chose malheur est bon, ainsi pensaient les Carthaginois à grosse croupe et petites pattes, coiffés le dimanche après-midi d'une tiare d'or en forme de bonnet à poil, parce qu'ils préféraient encore crever la gueule ouverte que de lâcher un fifrelin. Ces esthètes du dividende vivaient confits dans la peur moite comme des amandes dans du miel. Armés de longue vue, ou d'un instrument quelconque qui pouvait leur rendre le même service comme un pied de tabouret par exemple, ils passaient leurs loisirs à regarder la mer sur la jetée qui protégeait la baie du Kram contre les vents du Nord-Est.

    Ce n'est pas entre Carlhage et Salammbô devant ces deux bassins ronds, dont l'un renferme une île, qu'on peut imaginer la grandeur de Carthage. Mais on peut très bien reconstituer le fastueux appareil de sa géniale médiocrité. A côté de l'ancien port de Carthage il existe un fort coquet institut océanographique dont les aquariums sont l'emplis de poissons carthaginois. Ce sont les poissons de la famille Barca, mais dépouillés de leurs bijoux, par pudeur. Mieux, ce sont les membres de la famille Barca, mâles et femelles, les scribes de la famille Barca, les concierges de la famille Barca et les esclaves de cette famille et de toutes les autres familles de la cité. Ces poissons ont des yeux inhumains, ce qui serait très bien s'ils ne ressemblaient pas à des hommes. Ils circulent dans leurs bocaux comme des diamantaires d'eau salée. La lumière des plus célèbres jours puniques éclaire leurs bureaux d’eau toute semblable à celle qui dessina Salammbô quand elle découvrit le massacre des poissons, ses ancêtres dans les piscines des jardins de Megara.

Pierre Mac Orlan