« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’Arioste (2)


 

 

 

 

 

 

En Europe il fait froid. L’Italie est ténèbres.

Répugnant le pouvoir, comme les mains d’un barbier.

O, si l’on pouvait ouvrir, ouvrir sans tarder

Sur l’Adriatique la plus large fenêtre !

 

Sur la rose musquée les abeilles bourdonnent,

Aux steppes de midi la sauterelle est musclée,

Et plus lourds les quatre fers du cheval ailé,

Et l’horloge de sable est dorée et plus jaune.

 

En langue de cigale, merveilleux mélange

— Tristesse pouchkinienne et morgue des latins —,

Comme un lierre obsédant qui s’accroche et s’épanche,

Il muse avec Roland et ment avec entrain.

 

Et l’horloge de sable est plus jaune et dorée,

Aux steppes de midi la sauterelle est musclée,

Et bondit vers la lune le hâbleur découplé…

 

Aimable et vif Arioste, renard itinérant,

Fougère arborescente, voilier et agave ;

Sur la lune, à l’écoute des voix de bruants,

À la cour des poissons conseiller sage et grave.

 

O ville des lézards privée d’âme profonde,

De juge et de sorcière semblables fils te naissent,

Ferrare au cœur trop sec ! Tu les tenais en laisse —

Et l’astre d’esprit roux parut au bout du monde.

 

Nous surprendrons toujours les viandes à l’étal,

L’enfant assoupi sous un vol de mouches bleues,

Le moine sur son âne, l’agneau sur la montagne,

Et les soldats du duc qui divaguent un peu

À cause du vin bu, de la peste et de l’ail…

Et fraîche comme l’aube, la perte nous émeut.

Mai 1933 (1935)

Ossip Mandelstam / Les Poèmes de Moscou (1930-1934)