« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La culotte de Velqacem


 

 

 

 

 

    - Avancez, bande de pingouins ! criait l’adjudant « Tête blanche ».

    La pluie de la nuit précédente avait rendu la ruelle de terre impraticable. Le ciel crachotait encore de fines gouttelettes fraîches sur les petites maisons écrasées par la misère et les mauvaises nouvelles. Les cris du militaire asséchaient sous nos pas le chemin pâteux et nos burnous et kachabias de laine bistre. Mes petites bottes de caoutchouc noir survolaient la gadoue, la peur nous faisait flotter comme des oiseaux matinaux débusqués de leurs nids par leurs prédateurs. le vent glacial givrait nos cartables et nos regards. Nous avancions dans la boue, sous la pluie, la peur au ventre ! Les soldats, arme en bandoulière, marchaient au pas militaire, colonne par un. Leurs grosses godasses laissaient des trous dans le remblai que la pluie tardait à refermer ! Nous courions presque pour pouvoir les suivre. Il faisait un froid inhabituel par cette matinée d’octobre ! Nous entamions notre troisième semaine d’école ! Ma mère m’avait expliqué vaguement pourquoi les soldats français venaient tous les matins nous sortir du lit pour nous emmener à l’école ! On ne voulait pas y aller ! Notre paresse était encouragée par la rumeur insidieuse et les murmures des adultes : les Moudjahidines étaient contre l’apprentissage de la langue française ! Contre l’école tenue par des militaires français ! On nous y emmenait de force !

    Il était terrifiant le militaire trapu, le béret coincé dans l’épaulette gauche de sa vareuse aux poches impressionnantes. Ses cris et ses regards transperçaient nos petits cœurs d’enfants.

    Il nous faisait courir rien qu’en grognant ! Je sentais que même les vingt soldats qui l’accompagnaient avaient, de lui, une forte crainte. Il avait un mégot coincé à l’extrémité des fines lèvres de sa grande bouche qui prenait les trois quarts de ses mâchoires obtuses ! Un colt noir planté dans son ceinturon de cuir noir et un grand poignard pendant derrière la poche de son pantalon accentuaient cette image de fauve affamé qui émanait de son look dangereux. Il sentait fort le tabac et l’alcool. Les femmes disaient qu’il revenait d’Indochine ! On ne savait pas où c’était, mais à la façon qu’elles prononçaient ce nom, je comprenais que c’était loin et pas très rassurant. Comme cette montagne noire où régnaient des ogres et des monstres qui habitaient le dernier conte de ma mère !

    Il m’avait fallu plus d’une année pour savoir le sens du mot pingouin ! Je comprenais à l’intonation que ce n’était pas un compliment ! Son usage récurrent et inconsidéré par le militaire avait fini par le polir et en faire un mot d’une grande banalité. La cousine Aïcha, la seule lettrée du faubourg, nous expliqua un jour qu’il s’agissait d’un drôle d’oiseau qui n’existait pas chez nous, un animal entre poisson et volatile réputé pour sa maladresse et sa démarche claudicante ! J’avais beau avoir l’imagination fertile entretenue par les interminables contes fantastiques de ma mère, je n’arrivais pas à donner forme à cet animal qui, selon notre cousine, se tenait debout comme les humains mais avait une tête qui ne plaisait pas à tout le monde ! C’est sans doute pour cela que l’adjudant nous qualifiait de pingouins, il ne nous aimait pas ! Cet être déshumanisé par la vie militaire pouvait-il aimer quelqu’un ? Dans nos kachabias de laine lessivée par la pluie battante, nous devions ressembler effectivement à des pingouins !

    Notre maison était la septième dans la ruelle de la Fontaine, en partant de l’est. Elle abritait trois familles. Une pièce pour chaque ménage et des toilettes communes ! Nous étions bien lotis comparés aux autres familles ramenées de l’ouest de l’agglomération entassés à dix dans une chambre dans le petit faubourg-sud. Notre région avait été déclarée zone interdite après l’arrivée des parachutistes de « l’opération jumelles ». Les nombreuses familles habitant la campagne avaient été regroupées dans les faubourgs du village. Nous évoluions sous l’autorité des femmes ! Il y avait très peu d’hommes dans ces favelas de misère et d’effroi. Certains avaient été enrôlés par l’armée française, d’autres, animés par l’idéal d’indépendance, avaient rejoint le maquis ! Les femmes les évoquaient comme des surhommes, des héros, qui allaient nous libérer des soldats de « tête blanche ». Je n’ai pas connu mon père, il avait rejoint la montagne alors que je ne me tenais pas encore debout ! Mon oncle maternel, Mhand-le-borgne, nous avait loué une chambre dans cette basse maison aux murs de terre glaise avec sa courette abritée par une vigne folle. Mes trois sœurs, ma mère et moi partagions la demeure avec la cousine Dehvia et ses trois enfants, ainsi que Na Fatma et son fils Avdela, un jeune homme attardé qui était un gros poids pour sa maman. Chaque famille occupait une des trois pièces. C’est là que l’école me surprit et me mit la main dessus ! Le faubourg nord était isolé du centre ville par d’immenses trames de fil barbelé. Il fallait traverser un poste de garde pour rejoindre le village et ses grandes rues bitumées, ses magasins richement achalandés, ses maisons aux balcons fleuris, des demeures aux portails ornés hauts d’où sortaient des enfants bien peignés, chaudement habillés et qui parlaient français. Le poste de garde surplombé de deux guérites était tenu par des hommes noirs. Ils étaient grands et forts, ils s’exprimaient dans un français approximatif mais parlaient une langue que les autres soldats ne comprenaient pas ! Tante Aïcha disait qu’ils venaient du Sénégal, un pays lointain où vivaient des lions et les éléphants. Chaque matin, les soldats de l’armée coloniale venaient nous accompagner jusqu’à la haute bâtisse de pierre bleue qui prolongeait l’édifice de la mairie et faisait face à la poste. Notre école était imposante. Le portail de fer forgé de couleur vert bouteille était tellement haut que seul le longiligne directeur, Monsieur Péda, pouvait poser son coude sur son gong !

Nous cheminions péniblement dans la boue. Nous arrivâmes devant la porte de Zehoua, la mère de mon camarade Mokrane. Un soldat martela durement la vieille porte de bois dur. Notre voisine ouvrit promptement.

    - Mokrane Benali, Allaoua Benali, Malika Benali, Said Ould Ahmed, Ourdia Ould Ahmed !

    L’adjudant faisait l’appel en cochant devant les noms sur son épais calepin à la couverture de carton ocre.

    - Ils sont tous là mon adjudant ! Pas de malade, pas d’absent jusqu’à présent !

    Chaque maison fournissait ainsi une flopée d’enfants mal habillés, ayant, à peine, eu le temps d’avaler un morceau de galette ou une coupe de couscous réchauffé. La procession grandissait. La centaine d’enfants du faubourg était là ! Trois groupes de vingt-cinq chacun partirent vers l’école, mouillés comme de petits chevreaux sans laine, guidés par des soldats assez jeunes. Je faisais partie du quatrième groupe, celui des petits ! « Pas d’absent, pas de malade » répétai-je pour moi-même afin de couper la peur et habiller le froid. la maison de la cousine Aïcha était l’avant dernière de la longue rue de la Fontaine. Elle avait deux filles et un garçon ! Oncle Boussad, son mari, travaillait dans le lointain Sahara, il avait fui le village le jour où le maire avait sommé les civils en âge de prendre les armes de rejoindre l’armée française !

    - Mila Benachour, Rachida Benachour, Belkacem Benachour ! hurla l’adjudant.

    Les deux filles nous rejoignirent !

    - Où est Belkacem ! rugissait l’adjudant.

    Aïcha sortit la tête à travers l’entrebâillement de la porte comme un fantôme.

    - Il ne peut pas venir, dit-elle d’un air faussement calme qui trahissait son appréhension !

    - Il est encore malade ?

    - Non mon adjudant !

    - Tu ne veux pas l’envoyer à l’école à cause des fellagas !

    - Non mon adjudant !

    - Il refuse d’aller en classe !

    - Non mon adjudant !

    Excédé « Tête blanche » sortit violemment son colt et manœuvra. Aïcha tressaillit au contact du pistolet que « Tête blanche » lui colla sur la joue ! Elle tomba à terre ! Sa fille Mila tomba à côté d’elle évanouie et roula dans la boue comme un polochon de crin ! Rachida hurlait !

    - Maman ! Maman !

    Mokrane s’accrocha à mon bras, je tremblais plus que lui ! Tous les enfants crièrent leur détresse en même temps. Affolé par notre chahut, un vieux soldat laissa tomber son fusil, saisit Aïcha par le bras et lui assena deux gifles ! Elle se réveilla en hurlant des mots inintelligibles. La pluie se mit à tomber drue ! La peur nous protégeait tel un immense parapluie, je respirais difficilement ! Je ne ressentais rien d’autre que la pisse que j’avais lâchée dans mon pantalon, la chaleur de l’urine me brûla la jambe !

    - Tu veux te payer ma tête espèce de pute, j’en ai matée des moukères comme toi dans l’Aurès et des viets plus félonnes que les fatmas de Kabylie ! criait « Tête blanche ».

    De nombreuses femmes sortirent des maisons, accoururent pour relever Aïcha et ses filles ! La ruelle devint soudain une arène de combat sous la pluie battante. L’une d’elle lança un you-you strident, d’autres l’imitèrent ! Nous reprîmes du courage à la vue de ces femmes qui affrontaient les soldats armées de leurs seuls you-yous !

    Marjana-la-folle, criait en kabyle vers l’adjudant :

    - Va les chercher dans la montagne si t’es un homme ! Tu as peur de rencontrer nos lions du maquis ! C’est facile de montrer tes muscles contre des enfants et une femme sans défense !

    Furieux « Tête blanche » tira plusieurs balles en l’air ! Abasourdis, nous pleurions en silence ! Allait-il tuer notre Aïcha, la femme-médecin du faubourg qui soulageait les malades, écrivait les lettres aux émigrés ; celle-là vers qui on se tournait quand on ne comprenait pas nos leçons ?

    Les femmes trainèrent la pauvre Aïcha à l’intérieur de sa demeure ! Plusieurs soldats s’interposèrent ! L’un d’eux parlant kabyle secoua Aïcha, cria :

    - Explique-toi ! Il doit bien y avoir une raison !

    - Oui, répondit Aïcha en français, la voix tremblante : Belkacem n’a qu’une seule culotte et je l’ai lavée ; le peu de bois que j’avais n’a pas suffi pour la sécher ! Il ne peut pas aller à l’école tout nu !

    L’adjudant en sueur, lança des gros mots et rangea son colt ! Il sortit un gros carnet à souches de la poche de son pantalon et écrivit rapidement quelques mots sur une feuille où l’encre se mêlait à la pluie. Il marmonna un ordre à un jeune soldat qui prit le papier et partit en courant.

    - N’ayez pas peur, les enfants, c’est un malentendu ! Avancez deux par deux, ordonna la soldat Kabyle.

    L’adjudant hurlait devant la porte de la dernière maison.

    - Smail Ould Amer, Sakima Ould Amer, Idir Abbas, Nora Abbas…

    Les quatre enfants sortirent alors que le jeune soldat envoyé par l’adjudant arrivait, un gros paquet sous le bras. Il le remit à son chef au garde-à-vous. « Tête blanche » donna un grand coup de pied à la porte de la cousine Aïcha qui sortit péniblement soutenue par deux autres femmes.

    - Voilà de quoi vêtir ton rejeton, deux culottes et une paire d’espadrilles ! Ne refais plus un coup pareil, tu risques d’y laisser ta vie !

    Le ciel ferma ses robinets ! Nous partîmes en courant encadrés par les soldats.

    Cinq hommes étaient arrêtés devant le poste de garde, un soldat noir les fouilla au corps.

    - Passez, dit-il au premier !

    - Videz votre sac, dit-il au second !

    Deux soldats à peau blanche arrivèrent le fusil en bandoulière ! L’un d’eux parla en kabyle aux cinq civils ! Ils vidèrent leurs couffins et étalèrent à même l’asphalte mouillée leurs petites affaires et leurs provisions d’ouvriers !

    - C’est bon, vous pouvez ramasser vos provisions !

    Nous croisâmes une jeune fille à vélo, la longue chevelure rousse flottant par-dessus ses épaules. Un arc-en-ciel irisa le ciel dessinant un fer à cheval sur les nuages. Elle remontait la rue comme un mirage, une princesse sur un cheval ailé comme il y en avait dans les contes magiques de ma mère ! Comment une fille pouvait-elle conduire une bicyclette ! Au moment où elle allait donner son coup de pédales, sa maman, une Française aux cheveux roux, la rappela de son balcon !

    - Maria n’oublie pas les artichauts !

    « Artichauts, artichauts, archi chauts, architauts », je ruminais le mot pour ne pas l’oublier !

    - Qu’est-ce que cela veut bien signifier, me dit Mokrane !

    - On le saura bien un jour, dis-je alors que nous passions l’imposant portail de l’école pressés de nous sécher près du poêle à mazout.
 

 

Allaghane 18 février 2013

Rachid Oulebsir / publié dans la revue Convergences N°3 - Printemps 2013 aux éditions Baz’art Poétique.
À découvrir ici : http://bazartpoetique.blogspot.fr/p/blog-page.html