« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Je n’ai rien encore d’un patriarche


 

 

 

 

Je n’ai rien encore d’un patriarche ;

D’un âge à peine respectable encore.

J’ai toujours droit dans mon dos aux insultes

En cette langue des querelles de tramway

Qui n’a jamais de sens, ni queue ni tête :

Espèce de… ! Bon, d’accord, je m’excuse —

Mais changer d’un iota, je m’y refuse…

 

Dire que ce qui te rattache au monde,

Ce n’est au fond que des broutilles :

La clé de chez un autre pour passer la nuit,

Une pièce de dix kopecks en poche,

Un bout de pellicule resquilleuse.

 

Comme un chiot je me jette sur le téléphone

À chaque sonnerie hystérique

Pour entendre en polonais : « Merci, m’sieur ! »,

Un tendre reproche en interurbain

Ou une promesse qui sonne creux.

 

Tu te demandes à quoi prendre goût

Au milieu des pétards et des feux d’artifice ;

Mais retombée ta fièvre, il ne restera

Que trouble et confusion, et que chômage —

Allez, va donc leur demander du feu !

 

D’un air moqueur ou timidement digne,

Je prends ma canne à poignée blanche et sors

Pour écouter des sonates dans les ruelles,

Devant les étals lécher mes babines,

Feuilleter des livres sous les portes cochères :

Ce n’est pas une vie, et quand même je vis…

 

J’irai vers les moineaux, les reporters,

J’irai voir les photographes de rue

Et en cinq minutes, d’un tour de manivelle,

Je pourrai avoir mon propre portrait

Sous le cône mauve du mont du Shah.

 

Ou bien je descendrai, comme un saute-ruisseau,

Dans la vapeur étouffante des caves

Où des Chinois proprets et honnêtes s’emparent,

Avec leurs baguettes, de boulettes de pâte,

Jouent avec de minces cartes en sirotant

Leur vodka, tels des hirondelles du Yang-tsé.

 

J’aime le grésillement des tramways

Et le caviar caspienne de l’asphalte

Qu’on a couvert d’une natte de paille,

Semblable à la corbeille de l’Asti,

J’aime les plumes d’autruche de la carcasse

Des maisons léniniennes, encore en chantier.

 

Je vais dans les antres prodigieux des musées

Où les monstres Rembrandt braquent sur moi leurs yeux,

Aussi luisants que des cuirs de Cordoue ;

Et m’étonnent les mitres cornues du Titien,

Et aussi le Tintoret chamarré

Avec ses mille perroquets criards.

 

Oh, j’aimerai tant entrer dans la danse,

Causer sans frein, articuler la vérité,

Et renvoyer au diable, au brouillard mon cafard,

Prendre quelqu’un par la main et lui dire :

Sois gentil, fais un bout de chemin avec moi…

 

 

 

Mai-septembre 1931

Ossip Mandelstam / Les Poèmes de Moscou (1930-1934)
traduit du russe par Henri Abril