« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LIBERTÀ*


 

 

 

 

 

 

À LA CELLULE IV BIS

(PRISON ROYALE DE GÊNES)

 

Lasciate ogni…

DANTE

 

 

Ô belle hospitalière

Qui ne me connaît pas,

Vierge publique et fière

Qui m’as ouvert les bras !…

Rompant ma longue chaîne,

L’eunuque m’a jeté

Sur ton sein royal, Reine !…

— Vanité, vanité ! —

 

Comme la Vénus nue,

D’un bain de lait de chaux

Tu sors, blanche Inconnue,

Fille des noirs cachots

Où l’on pleure, d’usage…

— Moi : jamais n’ai chanté

Que pour toi, dans ta cage,

Cage de la gaîté !

 

La misère parée

Est dans le grand égout ;

Dépouillons la livrée

Et la chemise et tout !

Que tout mon baiser couvre

Ta franche nudité…

Vraie ou fausse, se rouvre

Une virginité !

 

— Plus ce ciel louche et rose

Ni ce soleil d’enfer !…

— Ta paupière mi-close,

Tes cils, barreaux de fer !

Ta ceinture-dorée,

De fer ! — Fidélité —

Et ta couche encastrée

Tombeau de volupté !

 

À nos cœurs plus d’alarmes :

Libres et bien à nous !…

Sans planer les gendarmes,

Et Cupidon-Cerbère

À qui la sûreté

De nos amours est chère…

 

 

Quatre murs ! — Liberté !

Ho ! l’Espérance folle

— Ce crampon — est au clou

L’existence qui colle

Est colle à l’écrou.

Le souvenir qui hante

À l’huys est resté ;

L’huys n’a pas de fente…

— Oh le carcan ôté ! —

 

Laissons venir la Muse,

Elle osera chanter ;

Et, si le jeu t’amuse,

Je peux te la prêter…

Ton petit lit de sangle,

Pour nous a rajouté

Les trois bouts du triangle :

Triple amour ! — Trinité !

 

Plus d’huissiers aux mains sales !

Ni mains de chers amis !

Ni menottes banales !…

— Mon nom est Quatre-Bis.

Hors la terrestre croûte,

Désert mal habité,

Loin des mortels je goûte

Un peu d’éternité.

 

— Prison, sûre conquête

Où le poète est roi !

Et boudoir plus qu’honnête

Où le sage est chez soi,

Cruche, au moins ingénue,

Puits de la vanité !

Vide, quand on l’a bue…

— Vase de pureté ! —

 

— Seule est ta solitude,

Et béats tes ennuis

Sans pose et sans étude…

Plus de jours, plus de nuits !

C’est tout le temps dimanche,

Et le far-niente

Dort pour moi sur la planche

De l’idéalité…

 

— Jusqu’au jour de misère

Où, condamné, je sors

Seul, ramer ma galère…

Là, n’importe où… dehors,

Laissant emprisonnée

À perpétuité

Cette fleur cloisonnée,

Qui fut ma liberté…

 

— Va : reprends, froide et dure,

Pour le captif oison,

Ton masque, ta figure

De porte de prison…

Que d’autres, basse race

Dont le dos est voûté,

Pour eux te trouvent basse,

Altière déité !

 

(Cellule 4 bis — Genova-la-Superba.)

 

 

 

 

* Libertà. Ce mot se lit au fronton de la prison de Gênes (?).

Tristan Corbière / Raccrocs
Image : Tristan Corbière par Antoon Derkinderen