« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Dieu


 

 

Au docteur Antoine Cros1

 

Il commence à se faire tard. 

La fête bat son plein. 

Les gais compagnons sont hauts en couleur, bruyants et amoureux. 

Les belles filles, dégrafées, s’abandonnent. Leurs yeux, doucement se mi-closent, et leurs lèvres qui s’entrouvrent laissent apercevoir des trésors humides de pourpre et de nacre. 

Jamais pleines et jamais vides, les coupes ! 

Les chansons s’envolent, scandées par le cliquetis des verres et les cascades du rire perlé des belles filles. 

Et puis, voilà que la très vieille horloge de la salle à manger interrompt son tic-tac monotone et ronchonneur pour grincer rageusement, comme elle fait toujours quand elle se dispose à sonner l’heure. 

C’est minuit. 

Les douze coups tombent, lents, graves, solennels, avec cet air de reproche particulier aux vieilles horloges patrimoniales. Elles semblent vous dire qu’elles en ont sonné bien d’autres pour vos aïeux disparus et qu’elles en sonneront bien d’autres encore pour vos petits-fils, quand vous ne serez plus là. 

Sans s’en douter, les gais compagnons ont mis une sourdine à leur tumulte, et les belles filles n’ont plus ri. 

Mais Albéric, le plus fou de la bande, a levé sa coupe et, avec une gravité comique : 

– Messieurs, il est minuit. C’est l’heure de nier l’existence de Dieu. 

Toc, toc, toc ! 

On frappe à la porte. 

– Qui est là ?... On n’attend personne et les domestiques ont été congédiés. 

Toc, toc, toc ! 

La porte s’ouvre et on aperçoit la grande barbe d’argent d’un vieillard de haute taille, vêtu d’une longue robe blanche. 

– Qui êtes-vous, bonhomme ? 

Et le vieillard répondit avec une grande simplicité : 

– Je suis Dieu. 

À cette déclaration, tous les jeunes gens éprouvèrent une certaine gêne ; mais Albéric, qui décidément avait beaucoup de sang-froid, reprit : 

– Ça ne vous empêchera pas, j’espère, de trinquer avec nous ? 

Dans son infinie bonté, Dieu accepta l’offre du jeune homme, et bientôt tout le monde fut à son aise. 

On se remit à boire, à rire, à chanter. 

Le matin bleu faisait pâlir les étoiles quand on songea à se quitter. 

Avant de prendre congé de ses hôtes, Dieu convint, de la meilleure grâce du monde, qu’il n’existait pas. 




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Le docteur Antoine Cros (1835-1903) était le frère aîné de Charles Cros. 

Alphonse Allais / Faits divers