Ellis Island
Par domcorrieras, le lundi 17 octobre 2016 - Poèmes & chansons - lien permanent
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être émigrant c’était peut-être très
précisément cela : voir une épée là où
le sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une
lampe
et ne pas avoir complètement tort
sur le socle de la statue de la Liberté
on a gravé les vers célèbres d’Emma Lazarus
donnez-moi ceux qui sont las, ceux qui sont
pauvres,
vos masses entassées assoiffées d’air pur,
les rebuts misérables de vos terres
surpeuplées
envoyez-les-moi
ces sans patrie ballottés par la tempête
je lève ma lampe près de la Porte d’Or
mais au même moment, toute une série de lois étaient
mises en place pour contrôler, et un peu plus tard
contenir, l’afflux des émigrants
au fil des années, les conditions d’admission devinrent
de plus en plus strictes, et petit à petit, se refermèrent
les portes de cette Amérique fabuleuse, de cet eldorado
des temps modernes où, racontait-on aux petits enfants
d’Europe, les rues étaient pavées d’or, et la terre
si vaste et si généreuse que tout le monde
pouvait y trouver sa place
quatre millions d’immigrants sont venus d’Irlande
quatre cent mille immigrants sont venus de Turquie et d’Arménie
cinq millions d’immigrants sont venus de Sicile et d’Italie
six millions d’immigrants sont venus d’Allemegne
quatre cent mille immigrants sont venus de Hollande
trois millions d’immigrants sont venus d’Autriche et de Hongrie
six cent mille immigrants sont venus de Grèce
six cent mille immigrants sont venus de Bohème et de Moravie
trois millions cinq cent mille immigrants sont venus de Russie et d’Ukraine
un million d’immigrants sont venus de Suède
trois cent mille immigrants sont venus de Roumanie et de Bulgarie
les immigrants qui débarquaient pour la
première fois à Battery Park ne tardèrent pas à
s’apercevoir que ce qu’on leur avait raconté de la
merveilleuse Amérique n’était pas tout à fait exact :
peut-être la terre appartenait-elle à tous, mais ceux
qui étaient arrivés les premiers s’étaient déjà
largement servis, et il ne leur restait plus, à eux,
qu’à s’entasser à dix dans les taudis sans fenêtres
du Lower East Side et travailler quinze heures par
jour. Les dindes ne tombaient pas toutes rôties dans
les assiettes et les rues de New York n’étaient
pas pavées d’or. En fait, le plus souvent, elles n’étaient
pas pavées du tout. Et ils comprenaient alors que
c’était précisément pour qu’ils les pavent qu’on les
avait fait venir. Et pour creuser les tunnels et les
canaux, construire les routes, les ponts, les grands
barrages, les voies de chemin de fer, défricher les
forêts, exploiter les mines et les carrières, fabriquer
les automobiles et les cigares, les carabines et les
complets vestons, les chaussures, les chewing-gums, le
corned-beef et les savons, et bâtir des gratte-ciel
encore plus hauts que ceux qu’ils avaient découverts en
arrivant.
Georges Perec / Ellis Island (extrait final)