« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ellis Island


 

 

 

…/…

 

        être émigrant c’était peut-être très

précisément cela : voir une épée là où

le sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une

lampe

et ne pas avoir complètement tort

 

sur le socle de la statue de la Liberté

on a gravé les vers célèbres d’Emma Lazarus

 

donnez-moi ceux qui sont las, ceux qui sont

pauvres,

vos masses entassées assoiffées d’air pur,

les rebuts misérables de vos terres

surpeuplées

envoyez-les-moi

ces sans patrie ballottés par la tempête

je lève ma lampe près de la Porte d’Or

 

mais au même moment, toute une série de lois étaient

mises en place pour contrôler, et un peu plus tard

contenir, l’afflux des émigrants

 

au fil des années, les conditions d’admission devinrent

de plus en plus strictes, et petit à petit, se refermèrent

les portes de cette Amérique fabuleuse, de cet eldorado

des temps modernes où, racontait-on aux petits enfants

d’Europe, les rues étaient pavées d’or, et la terre

si vaste et si généreuse que tout le monde

pouvait y trouver sa place

 

quatre millions d’immigrants sont venus d’Irlande

 

quatre cent mille immigrants sont venus de Turquie et d’Arménie

 

cinq millions d’immigrants sont venus de Sicile et d’Italie

 

six millions d’immigrants sont venus d’Allemegne

 

quatre cent mille immigrants sont venus de Hollande

 

trois millions d’immigrants sont venus d’Autriche et de Hongrie

 

six cent mille immigrants sont venus de Grèce

 

six cent mille immigrants sont venus de Bohème et de Moravie

 

trois millions cinq cent mille immigrants sont venus de Russie et d’Ukraine

 

un million d’immigrants sont venus de Suède

 

trois cent mille immigrants sont venus de Roumanie et de Bulgarie

 

les immigrants qui débarquaient pour la

première fois à Battery Park ne tardèrent pas à

s’apercevoir que ce qu’on leur avait raconté de la 

merveilleuse Amérique n’était pas tout à fait exact :

peut-être la terre appartenait-elle à tous, mais ceux

qui étaient arrivés les premiers s’étaient déjà

largement servis, et il ne leur restait plus, à eux,

qu’à s’entasser à dix dans les taudis sans fenêtres

du Lower East Side et travailler quinze heures par

jour. Les dindes ne tombaient pas toutes rôties dans

les assiettes et les rues de New York n’étaient 

pas pavées d’or. En fait, le plus souvent, elles n’étaient 

pas pavées du tout. Et ils comprenaient alors que

c’était précisément pour qu’ils les pavent qu’on les

avait fait venir. Et pour creuser les tunnels et les 

canaux, construire les routes, les ponts, les grands

barrages, les voies de chemin de fer, défricher les

forêts, exploiter les mines et les carrières, fabriquer

les automobiles et les cigares, les carabines et les

complets vestons, les chaussures, les chewing-gums, le

corned-beef et les savons, et bâtir des gratte-ciel

encore plus hauts que ceux qu’ils avaient découverts en

arrivant.

Georges Perec / Ellis Island (extrait final)