« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

J’ai tant vagabondé


 

 

 

J’ai tant vagabondé

En mon propre destin !

J’ai tant de fois dédaigné

Le foyer toujours aimé !

Tant de fois refusant

Ce que j’avais convoité,

Je fis de mes vers un douillet

Refuge de non-être !

 

Et tant de fois, sachant

Que de moi-même j’étais oublieux,

Et que toute ma vie —

Je l’avais perdue tout entière —

Avec la fierté du pauvre

Vers le foyer dédaigné

J’ai retourné mes yeux, vil gentilhomme

Noble seulement dans les pleurs…

 

Mais tant de fois ne croyant plus

En l’être inconsistant avec lequel,

Au Carnaval de mon âme irréelle,

Je m’étais appliqué à revêtir

Tout ce que j’aurais pu sentir,

J’ai bien vu qui était celui que je ne suis pas

Et tout ce que je n’ai pas dit

M’a troublé le regard…

 

Alors, tout seul avec moi-même,

Sans m’avoir pour ami,

Enfant proche des cieux

J’ai donc mis la main dans celle de Dieu.

Puis, dans le mystère obscur

J’ai senti sa vieille main me guider,

Et je m’en suis allé, rassuré comme un homme

A qui l’on donne du pain.

 

Pour cette raison, à chacun des pas

Que mon être si triste et las

Sent provenir de la bonté

Que toute âme, si elle est véritable, possède,

Cette main d’enfant qui est mienne,

Sans la moindre crainte ni espérance

Pour qui je suis, je la dépose dans la main

De Dieu et poursuis mon chemin.

Fernando Pessoa / Cancioneiro / « Entre le sommeil et le songe » (1930-1935).
traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier.