« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Puisque le juste est dans l’abîme


 

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Puisque le juste est dans l’abîme,

Puisqu’on donne le sceptre au crime,

Puisque tous les droits sont trahis,

Puisque les plus fiers restent mornes,

Puisqu’on affiche au coin des bornes

Le déshonneur de mon pays ;

 

O République de nos pères,

Grand Panthéon plein de lumières,

Dôme d’or dans le libre azur,

Temple des ombres immortelles,

Puisqu’on vient avec des échelles

Coller l’empire sur ton mur ;

 

Puisque toute âme est affaiblie,

Puisqu’on rampe, puisqu’on oublie

Le vrai, le pur, le grand, le beau,

Les yeux indignés de l’histoire,

L’honneur, la loi, le droit, la gloire,

Et ceux qui sont dans les tombeaux ;

 

Je t’aime, exil ! douleur, je t’aime !

Tristesse, sois mon diadème !

Je t’aime, altière pauvreté !

J’aime ma porte aux vents battue.

J’aime le deuil, grave statue

Qui vient s’asseoir à mon côté.

 

J’aime le malheur qui m’éprouve,

Et cette ombre où je vous retrouve,

O vous à qui mon cœur sourit,

Dignité, foi, vertu voilée,

Toi, liberté, fière exilée,

Et toi, dévouement, grand proscrit !

 

J’aime cette île solitaire,

Jersey, que la libre Angleterre

Couve de son vieux pavillon,

L’eau noire, par moments accrue,

Le navire, errante charrue,

Le flot, mystérieux sillon.

 

J’aime ta mouette, ô mer profonde,

Qui secoue en perles ton onde

Sur son aile aux fauves couleurs,

Plonge dans les lames géantes,

Et sort de ces gueules béantes,

Comme l’âme sort des douleurs.

 

J’aime la roche solennelle

D’où j’entends la plainte éternelle,

Sans trêve comme le remords,

Toujours renaissant dans les ombres,

Des vagues sur les écueils sombres,

Des mères sur leurs enfants morts.

 

Jersey, décembre 1852.  

Victor Hugo / Les Châtiments