« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Hubert Selby Junior, le 22 avril 2004


 

 

 

 

 

Cubby est mort hier soir

en l’apprenant j’ai dû m’asseoir

J’ai senti la pression — ressenti l’impression

qu’on venait de me cogner dans le bide

 

Selby était

mon miracle

mon idole

mon modèle d’écrivain

mon mentor

mon manuel

 

C’est Selby qui m’a appris à écrire et répandre mes tripes

et ouvrir mon cœur sur le papier

et à éviter de devenir une bouche de plus

à la recherche d’un cri

 

Il y a des années

fraîchement décroché du whisky bon marché

j’avais suivi Cubby à travers L.A. dans sa tournée des

libraires

 

je l’avais carrément traqué

en attendant chaque fois qu’il ait fini de lâcher un

dernier autographe à l’issue de sa lecture publique et

de trimbaler son grand carton de bouquins jusqu’à sa

bagnole

 

Un jour enfin j’ai trouvé le cran de lui demander de

lire le manuscrit que je tenais à la main

ce gros tas de feuilles volantes rejeté — jugé

impubliable — par une bonne trentaine des plus

remarquables et brillantes andouilles au cerveau à

bulles sévissant dans les milieux new-yorkais de

l’édition

 

Et un beau soir deux mois plus tard je rentre chez

moi après avoir fourgué des bagnoles pendant

quatorze heures d’affilée

et quand j’ai pressé le clignotant

je reconnais sur mon répondeur

ce murmure essoufflé râpeux

et j’écoute le message que je vais repasser mille fois

jusqu’à usure complète de la bande…

 

Hé Dan Fante — ici Cubby

Cubby Selby

Dis donc — tu nous as pondu un bouquin incroyable là

Je vais te dire mon vieux il m’a touché au cœur et j’ai pas 

pu le lâcher

et tout en le lisant j’arrêtais pas de gueuler à ton héros Bruno

« Oh non mec… fais pas ça !

Oh non mec… non non — ne lui dis pas ça — tu peux pas

dire ça… »

Je veux dire — bon Dieu quel bouquin !

Alors t’arrête pas d’écrire Fante

continue de créer cette magie

c’est génial

vraiment génial

t’y arriveras — je suis sérieux

Salut Fante à la prochaine

 

Et ainsi Selby

d’un coup de téléphone un seul

me transmit en héritage son courage d’écrivain

— ne pas renoncer

m’obstiner

à envoyer mes textes encore et encore

 

Ainsi parla Selby — Selby était mon Dieu

 

Les journaux peuvent raconter ce qu’ils veulent sur sa

mort

— où que l’on plante ses maigres os

je me contenterai de cligner des yeux

et de sourire

peut-être de lire une des citations punaisées au mur de

mon bureau

et la braise de nouveau rougeoiera dans mon cœur

et ma vie d’écrivain sera bien remplie

— tout ça à cause de toi Chubby

à cause

de 

toi

Dan Fante / Bons baisers de la grosse barmaid