« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

28 ans de régime sec


 

 

 

 

Originaire du Bronx

O’Brien

avait la capacité de faire invariablement

chier son monde

de mettre les gens mal à l’aise et de s’attirer leur haine

 

Sobre depuis plus longtemps que Dieu

le vieux était devenu incollable sur les programmes de

désintox

Sa connaissance consommée des brochures et des

bouquins

n’avait fait qu’exacerber son amertume son arrogance

et son intolérance à toute l’humanité

 

Pendant les soirées des Alcooliques Anonymes

aux quatre coins de L.A.

j’apercevais souvent O’Brien

L’index pointé vers un poivrot fraîchement sevré

il lui prêchait la sobriété en citant le Gros Livre de

l’association

ou alors il engueulait le responsable de la réunion

pour n’avoir pas suivi

telle ou telle procédure

 

Trois semaines avant d’être emporté par un cancer du

poumon

il avait l’air si mal en point

qu’on a été quelques-uns

à emmener dîner ce vieux salopard chez Norm’s à

Santa Monica

et là je lui ai demandé

« Alors Ken comment ça va ? »

 

O’Brien a toussé pendant une bonne minute

avant de réussir à blaguer

« Pas trop mal pour un cadavre

Il faudrait que je porte ce badge du programme

d’amaigrissement

J’ai perdu trente kilos — demandez-moi comment »

 

Il n’a jamais émis une plainte

et 800 ex-alcoolos ont assisté à son enterrement

— la plupart tétanisés par la crainte de le voir jaillir de

son cercueil

pour dire au prêtre comment gérer la cérémonie

parce que

si une chose est sûre

 

c’est

bien

que

ce

mec

 

n’est pas allé pacifiquement

 

à la grande réunion dans le ciel

Dan Fante / Bons baisers de la grosse barmaid
traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice Carrer