« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le testament de Coràn


 

 

 

 

En l’année quarante-quatre,

j’étais serviteur chez les Boter :

c’était notre temps sacré

brûlé par le soleil du devoir.

Nuages noirs sur le foyer,

taches blanches dans le ciel,

il y avait la peur et le plaisir

d’aimer la faucille et le marteau.

 

J’étais un garçon de seize ans,

avec un cœur rêche et désordonné,

avec des yeux comme des roses ardentes

et les cheveux comme ceux de ma mère.

Je commençais à jouer aux boules,

à me mettre de la brillantine, à danser à la fête.

Chaussures sombres ! Chemises claires !

Jeunesse étrangère !

 

En ce temps-là, on allait à la recherche des grenouilles,

la nuit avec le fanal et la foëne.

Rico ensanglantait les roseaux

et les brindilles avec le fanal rouge

dans l’ombre qui glaçait les os.

Dans le Sile, on trouvait des petits poissons

par milliers dans les trous.

On allait doucement sans un cri.

 

Dans le bosquet des peupliers,

toute la compagnie des garçons,

juste après avoir mangé, se rassemblait,

et là, souvent, on blasphémait

et, comme des oiseaux, on chantait.

Ensuite, on jouait aux cartes

à l’ombre de l’avoine.

La mère et le père étaient morts.

 

Le dimanche, hommes au cœur fruste,

on s’en allait à bicyclette

en des lieux au charme sans prix.

Un soir, j’ai vu Neta

dans la lumière du bosquet.

Elle menait paître la brebis.

Avec sa baguette

elle agitait l’air de soie.

 

Je sentais l’herbe et le fumier

et les sueurs abandonnées

à ma chaude poitrine de cuir ;

et les pantalons enfilés

sur les flancs, dès l’aube oubliés,

ne couvraient pas l’envie

gonflée d’aubes rêvées

et de soirs sans fraîcheur de pluie.

 

Pour la première fois j’ai essayé

avec cette fillette de treize ans

et, plein d’ardeur, j’ai fui

le raconter à mes copains.

C’était un samedi, et on voyait

même pas un chien dans les rues.

La maison des Sellan brûlait.

Les lumières toutes éteintes.

 

Au milieu de la place, un mort

dans une flaque de sang glacé.

Dans le village désert comme une mer,

quatre Allemands m’ont attrapé

et, criant rageusement, m’ont emmené

dans un camion arrêté dans l’ombre.

Après trois jours, ils m’ont pendu

au mûrier du bistrot.

 

Je laisse en héritage mon image

dans la conscience des riches.

Les yeux vides, les habits qui sentent

mon âcre sueur.

avec les Allemands, je n’ai pas eu peur

de trahir ma jeunesse.

Vive le courage, la douleur

et l’innocence des pauvres !

Pier Paolo Pasolini / Où est ma patrie
traduit du frioulan par Luigi Scandella