« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES CENDRES VIVANTES


 

 

 

    Plus j’avance, plus l’ombre s’accroît. Je serai bientôt cerné par ses monuments détruits et ses statues abattues. Je n’arriverai jamais. Mes pensées orgueilleuses ont trop longtemps été liées au luxe de la lumière. Je déroule depuis trop longtemps la soie chatoyante de ma tête, tout ce turban avide de reflets et de compliments. Il n’y a qu’une façon maintenant de sortir de cette obscurité : lier mon ambition à la misère simple, vivre toute ma vie sur le premier échelon nocturne, à peine au-dessus de moi, à peine celui des oiseaux de nuit. Détaché de cette terre, de cette ombre qui m’ensevelit. Le ciel a la couleur de la poussière.

 

    Trois heures du matin. Un cortège, des cris, des chants, des armes, des torches, des brutes. Je suis, je suis obligé de suivre je ne sais quel pacha, quel padischah sonore. J’ai trop sommeil et je me révolte. Je mérite la mort. Mange ton pain sur la voiture qui te mène à l’échafaud, mange ton pain tranquillement. J’ai déjà dit que je n’attendais plus l’aube. Comme moi, la nuit est immortelle.

 

    Dans un bouge, ma mère m’apporte un livre, un si beau livre. Je l’ouvre et je crache dedans. Ma fille est assise en face de moi, aussi calme que la bougie.

 

    La nuit des chiffonniers. Je tiendrai la promesse que j’ai faite aux chiffonniers de leur rendre visite. Leur maison brûle. Ces gens sont vraiment aimables. Je ne méritais pas tant d’honneurs : leurs chevaux brûlent. On cherche dans les fossés les trésors que l’on doit m’offrir. Que le feuillage invisible est beau ! J’ai fait un geste incompréhensible : j’ai mis ma main en visière sur mes yeux.

 

 

 

 

    Ce jour-là, je reçois dans un jardin comme je les aime, diverses notabilités, notamment la Présidente de la République, une grande femme très belle, à peu près à l’image conventionnelle de Marianne. Nous nous promenons avec sa suite dans des allées bordées de buis et d’ifs très bien taillés. Au bout d’une allée, une grande porte composée dans sa surface de plusieurs autres portes, une dorée, une rouge, une noire, une verte et, au milieu, la plus petite, blanche. Tous les gens qui m’accompagnent ont une clef différente. Je dois deviner quelle est la bonne, sinon tout le monde s’en ira. Je propose de la jouer aux cartes. Refus. Et ce n’est plus la Présidente, mais le Président de la République que j’ai à mes côtés. Il s’en va. Je l’accompagne poliment.

Paul Éluard / Les dessous d’une vie ou la pyramide humaine
Photo : Le soldat Paul Éluard et ses parents (entre 1915 et 1918)