« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

NOCTAMBULES


 

 

 

 

Par les quais, les places, les rues,

Après minuit, avant le jour,

Lorsque les foules disparues

Dorment leur somme épais et lourd,

 

Quand l’ombre sur les ridicules

Jette son manteau ténébreux,

Ils vaguent, les bons noctambules,

Et sous le ciel causent entre eux.

 

Ils ont pour cravate une loque ;

Leurs habits sont vieux et souillés ;

Et leur pantalon s’effiloque

Sur le rire de leurs souliers.

 

Mais ils se moquent de la pluie

qui rafraîchit leur crâne en feu

Et de la bise qui s’essuie

Sur leur nez qu’elle peint en bleu ;

 

Et d’un pas digne et philosophe

Ils se promènent bravement,

Mouchoirs humains de mince étoffe

Trempés des pleurs du firmament.

 

Leurs poches vides sur leurs cuisses

Ont beau prendre l’air par les trous,

Ils vont, fumant comme des Suisses,

Gesticulant comme des fous.

 

Ce sont des rêveurs, des poètes,

Des peintres, des musiciens,

Des gueux, un tas de jeunes têtes

Sous des chapeaux très anciens.

 

Au fond de vagues brasseries

Ils ont bu tout le soir à l’œil.

Aussi leurs âmes sont fleuries

De vert espoir, de rouge orgueil.

 

« Nous savons bien ce que nous sommes,

Notre avenir n’est pas suspect ! »

Et ces pauvres futurs grands hommes

Se parlent d’eux avec respect.

 

L’un refondra la poésie,

Et du moule de son cerveau

dans le ciel de sa fantaisie

Fera jaillir l’astre nouveau ;

 

L’autre pétrira la lumière

Sur sa toile ; l’autre levant

Son rude marteau sur la pierre,

Y tordra son rêve vivant ;

 

Celui-ci doit trouver la gamme

Des airs qu’on chantera demain ;

Celui-là cherche l’amalgame

D’où naîtra le bonheur humain ;

 

Tous avec une voix certaine

Escomptent l’avenir douteux ;

La postérité si lointaine

A l’air de marcher devant eux,

 

Et tous ces inventeurs de pôles,

Tous ces bâtisseurs de Babel,

Pensent porter sur leurs épaules

Ainsi qu’Atlas le poids d’un ciel.

 

Hélas ! les rêveurs noctambules

À qui l’on jetterait deux sous !

En les voyant enfler leurs bulles

On les prend pour des hommes soûls.

 

Soûls, en effet, les pauvres diables.

Et plus soûls que vous ne pensez

Car leurs gosiers insatiables

Ont bu des alcools insensés.

 

Ils ont bu le désir qui trouble,

La foi pour qui tout est quitté,

L’orgueil âpre qui fait voir double,

L’idéal et la liberté.

 

Ils ont bu, bu à pleines lèvres,

Bu à pleins yeux, bu à pleins cœurs,

Cet alcool qui guérit leurs fièvres :

L’assurance d’être vainqueurs.

 

Ces bavards, qui semblent des drôles,

Mâcheurs de mots, sculpteurs de bruit,

Ces cabotins jouant leurs rôles

Sur les quais déserts dans la nuit,

 

Ces loqueteux qui par la fange

Traînent leurs pieds las et raidis,

Et près des tonneaux de vidange

Parlent tout haut du Paradis,

 

Ces gueux qui d’espoir vain se grisent,

Ces fantoches, ces chiens errants,

Seront peut-être ce qu’ils disent,

Et c’est pour cela qu’ils sont grands.

 

Qui sait ? ces formes peu vêtues

Qui grelottent au vent d’hiver

Seront peut-être des statues

Immobiles sous le ciel clair.

 

Et sur les quais, et dans les rues,

Après minuit, avant le jour,

Lorsque les foules disparues

dorment leur somme épais et lourd,

 

Leur marbre blanc dans la nuit sombre

dira leur gloire et votre erreur,

Quand ils se dresseront dans l’ombre

Avec un geste d’empereur.

Jean Richepin / La Chanson des gueux