« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

ÉVÉNEMENTS

 

 

 

 

 

Une hirondelle vole dans le ciel

vole vers son nid

son nid où il y a des petits

et leur apporte une ombrelle

des vers de vase des pissenlits

un tas de choses pour amuser les enfants

dans la maison où il y a le nid

un jeune malade crève doucement dans son lit

dans son lit

sur le trottoir devant la porte

il y a un type qui est noir et qui débloque

derrière la porte un garçon embrasse une fille

un peu plus loin au bout de la rue

un pédéraste regarde un autre pédéraste

et lui fait adieu de la main

l’un des deux pleure

l’autre fait semblant

il a une petite valise

il tourne le coin de la rue

et dès qu’il est seul il sourit

l’hirondelle repasse dans le ciel

et le pédéraste la voit

Tiens une hirondelle…

et il continue son chemin

dans son lit le jeune malade meurt

l’hirondelle passe devant la fenêtre

regarde à travers le carreau

Tiens un mort…

elle vole un étage plus haut

et voit à travers la vitre

un assassin la tête dans les mains

la victime est rangée dans un coin

repliée sur elle-même

Encore un mort dit l’hirondelle…

l’assassin la tête dans les mains

se demande comment il va sortir de là

il se lève et prend une cigarette

et se rassoit

l’hirondelle le voit

dans son bec elle tient une allumette

elle frappe au carreau avec son bec

l’assassin ouvre la fenêtre

prend l’allumette

Merci hirondelle…

et il allume sa cigarette

Il n’y a pas de quoi dit l’hirondelle

c’est la moindre des choses

et elle s’envole à tire-d’aile…

l’assassin referme la fenêtre

s’assied sur une chaise et fume

la victime se lève et dit

C’est embêtant d’être mort

on est tout froid

Fume ça te réchauffera

l’assassin lui donne la cigarette

et la victime dit Je vous en prie

C’est la moindre des choses dit l’assassin

je vous dois bien ça

il prend son chapeau il le met sur la tête

et il s’en va

il marche dans la rue

soudain il s’arrête

il pense à une femme qu’il a beaucoup aimée

c’est à cause d’elle qu’il a tué

cette femme il ne l’aime plus

mais jamais il n’a osé le lui dire

il ne veut pas lui faire de la peine

de temps en temps il tue quelqu’un pour elle

ça lui fait tellement plaisir

à cette femme

lui il mourrait plutôt que de faire souffrir

il s’en fout de souffrir l’assassin

mais quand c’est les autres qui souffrent

il devient fou

sonné

cinglé

hors de lui

il fait n’importe quoi n’importe où n’importe quand

et puis après il fout le camp

chacun son métier

y en a qui tuent

d’autres qui sont tués

il faut bien que tout le monde vive

Si t’appelle ça vivre

l’assassin a parlé tout haut

et le type qui l’interpelle

est assis sur le trottoir

c’est un chômeur

il reste là du matin au soir

assis sur le trottoir

il attend que ça change

Tu sais d’où je viens lui dit l’assassin

l’autre secoue la tête

Je viens de tuer quelqu’un

Il faut bien que tout le monde meure

répond le chômeur

et soudain à brûle-pourpoint

Avez-vous des nouvelles ?

De nouvelles de quoi ?

Des nouvelles du monde

des nouvelles du monde… il paraît qu’il va changer

la vie va devenir très belle

tous les jours on pourra manger

il y aura beaucoup de soleil

tous les hommes seront grandeur naturelle

et personne ne sera humilié

mais voilà l’hirondelle qui revient

l’assassin s’en va

le chômeur reste là

et il se tait

il écoute les bruitsil entend des pas

et il les compte

pour passer le temps machinalement

1 2 3 4 5

etc… etc…

jusqu’à cent… plusieurs fois…

c’est un homme qui fait les cent pas

au rez-de-chaussée

dans une chambre remplie de paperasses

il a une grosse tête de penseur

des lunettes en écaille

une grosse tête de roseau bien pensant

il fait les cent pas et il cherche

il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un et quand on frappe à sa porte il dit

Je n’y suis pour personne

il cherche

il cherche quelque chose qui le fera devenir quelqu’un

le monde entier pourrait bien frapper à sa porte

le monde entier pourrait bien se rouler sur le paillasson

et gémir

et pleurer

et supplier

demander à boire

à boire ou à manger

qu’il n’ouvrirait pas…

il cherche

il cherche la fameuse machine à peser les balances

lorsqu’il l’aura trouvée

la fameuse machine à peser les balances

il sera l’homme le plus célèbre de son pays

le roi des poids et mesures

des poids et mesures de la France

et en lui-même il pousse de petits cris

vive papa

vive moi

vive la France

soudain il se cogne l’orteil contre le pied du lit

c’est dur le pied d’un lit

plus dur que le pied d’un génie

et voilà le roseau pensant sur le tapis

berçant son pauvre pied endolori

dehors le chômeur hausse la tête

sa pauvre tête bercée par l’insomnie

près de lui un taxi s’arrête

des êtres humains descendent ils sont en deuil

en larmes et sur leur trente et un

l’un d’eux paie le chauffeur

le chauffeur s’en va

avec son taxi

un autre humain l’appelle donne une adresse et monte

le taxi repart 25 rue de Chateaudun

le chauffeur a l’adresse dans la mémoire

il la garde juste le temps qu’il faut

mais c’est tout de même un drôle de boulot…

et quand il a la fièvre

quand il est noir quand il est couché le soir

des milliers et des milliers d’adresses

arrivent à toute vitesse et se bagarrent dans sa mémoire

il a la tête comme un bottin

comme un plan

alors il prend cette tête entre ses mains

avec le même geste que l’assassin

et il se plaint tout doucement

222 rue de Vaugirard

33 rue de Ménilmontant

Grand Palais

Gare Saint-Lazare

rue des derniers des Mohicans

c’est fou ce que l’homme invente

pour abîmer l’homme

et comme tout ça se passe tranquillement

l’homme croit vivre et pourtant il est déjà presque mort

et depuis très longtemps

il va et il vient dans un triste décor

couleur de vie de famille

couleur de jour de l’an

avec le portrait de la grand-mère

du grand-père et de l’oncle Ferdinand

celui qui puait tellement des oreilles

et qui n’avait plus qu’une seule dent

l’homme se balade dans un cimetière

et promène en laisse son ennui

il n’ose rien dire

il n’ose rien faire

il a hâte que ce soit fini

aussi quand arrive la guerre

il est fin prêt pour être crôni

et celui qu’on assassine

une fois sa terreur passée

il fait ouf et dit je vous remercie

me voilà bien débarrassé

………………………………………………………….
 

ainsi l’assassiné roule sur soi-même

et baignant dans son sang

il est très calme

et ça fait plaisir à voir

ce cadavre bien rangé dans un coin

dans ce coquet petit logement

il y a un silence de mort

On se croirait à l’église dit une mouche en entrant

c’est émouvant

et toutes les mouches réunies font entendre un

    pieux bourdonnement

puis elles s’approchent de la flaque

de la grande flaque de sang

mais la doyenne des mouches leur dit

Halte là mes enfants

remercions le bon Dieu des mouches de ce festin 

    improvisé

et sans une fausse note toutes les mouches

    entonnent le bénédicité

l’hirondelle passe et fronce les sourcils

elle a horreur de ces simagrées

les mouches sont pieuses

l’hirondelle est athée

elle est vivante

elle est belle

elle vole vite

il y a un bon Dieu pour les mouches

un bon dieu pour les mites

pour les hirondelles il n’y a pas de bon Dieu

elles n’en ont pas besoin…

l’hirondelle continue son chemin et voit

à travers les brise-bise d’une autre fenêtre

autour du jeune mort toute la famille assise

elle est arrivée en taxi

en larmes en deuil et sur son trente et un

elle veille le mort

elle reste là

si la famille ne restait pas là

le mort s’enfuirait peut-être

ou bien peut-être qu’une autre famille viendrait

et le prendrait

quand on a un mort on y tient

et quand on n’en a pas on en voudrait bien un

Les gens sont tellement mesquins

n’est-ce pas oncle Gratien

À qui le dites-vous

les gens sont jaloux

ils nous prendraient notre mort

notre mort à nous

ils pleureraient à notre place

c’est ça qui serait déplacé

et chacun dans l’armoire à glace

chacun se regarde pleurer…

un chômeur assis sur le trottoir

un taxi sur un boulevard

un mort

un autre mort

un assassin

un arrosoir

une hirondelle qui va et vient

dans le ciel couleur de ciel

un gros nuage éclate enfin

la grêle…

des grêlons gros comme le poing

tout le monde respire

Ouf

il ne faut pas se laisser abattre

il faut se soutenir

manger

les mouches lapent

les petits de l’hirondelle mangent le pissenlit

la famille la mortadelle

l’assassin une botte de radis

le chauffeur de taxi au rendez-vous des chauffeurs

rue de Tolbiac

mange une escalope de cheval

tout le monde mange sauf les morts

tout le monde mange

les pédérastes… les hirondelles…

les girafes… les colonels…

tout le monde mange

sauf le chômeur

le chômeur qui ne mange pas parce qu’il n’a rien

    à manger

il est assis sur le trottoir

il est très fatigué

depuis le temps qu’il attend que ça change

il commence à en avoir assez

soudain il se lève

soudain il s’en va

à la recherche des autres

des autres

des autres qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont

    rien à manger

des autres tellement fatigués

des autres assis sur les trottoirs

et qui attendent

qui attendent que ça change et qui en ont assez

et qui s’en vont à la recherche des autres

tous les autres

tous les autres tellement fatigués

fatigués d’attendre

fatigués…

Regardez dit l’hirondelle à ses petits

ils sont des milliers

et les petits passent la tête hors du nid

et regardent les hommes marcher

S’ils restent bien unis ensemble

ils mangeront

dit l’hirondelle

mais s’ils se séparent ils crèveront

Restez ensemble hommes pauvres

restez unis

crient les petits de l’hirondelle

restez ensemble hommes pauvres

restez unis

crient les petits

quelques hommes les entendent

saluent du poing

et sourient.     

 

 

1937

Jacques Prévert / L’Avènement d’Hitler