« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE TRAIN DE NUIT

 

 

 

 

 

Oh ! long Train de nuit,

souvent

du sud en direction du nord,

au milieu des ponchos mouillés,

des céréales,

des bottes que la boue raidit,

en troisième classe,

tu as déroulé la géographie.

C’est peut-être alors que j’ai commencé

la page terrestre,

que j’ai appris les kilomètres

de la fumée,

l’étendue du silence.

 

Nous passons Lautaro,

des chênes, des champs de blé, une terre

à la clarté sonore, à l’eau

victorieuse :

les longs rails continuaient très loin,

traversaient

des prairies

argentées,

soudain

le haut pont du Malleco,

fin

comme un violon

de fer clair,

puis la nuit, et ensuite

le Train de nuit

qui roule, roule entre les vignes.

 

Ils étaient différents, les noms

au-delà de San Rosendo

où s’assemblaient

pour dormir toutes les locomotives,

celles de l’Est, celles de l’Ouest,

celles qui venaient du Bío Bío,

des faubourgs,

du port délabré de Talcahuano

et même celles qui apportaient enveloppés dans une vapeur verte

guitares et noble vin de Rancagua.

Là dormaient

les trains

dans le nœud

ferrugineux et gris de San Rosendo.

 

Aïe ! petit étudiant

tu changeais

de train et de planète,

tu entrais

dans de pâles cités de brique crue,

de poussière jaunâtre et de raisin.

À l’arrivée en gare, des visages

à l’emplacement des centaures

n’amarraient plus des chevaux mais des voitures,

les premières automobiles.

 

Le monde se faisait plus doux

et quand

je me pris à regarder en arrière,

il pleuvait

et mon enfance se perdait.

Le Train strident entra

à Santiago du Chili, capitale,

et alors je perdis les arbres,

des faces blêmes

descendaient les valises ; je vis pour la première fois

les mains du cynisme :

je me mêlai à une foule qui gagnait ou perdait,

je couchai dans un lit qui n’avait pas appris à m’attendre,

fatigué, je dormis comme une souche,

et je sentis, à mon réveil,

une douleur de pluie :

quelque chose me scindait de mon sang

et quand je sortis, apeuré,

dans la rue,

je sus, car je saignais,

qu’on avait coupé mes racines.

Pablo Neruda / Mémorial de l’île Noire
photo : Pablo Neruda en visite à Cuba avec le poète Nicolas Guillén.