« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

I WAS BORN

 

 

 

 

 

    Si ma mémoire est bonne   c’était vers l’époque où je commençais tout juste à apprendre l’anglais.

 

    Soir d’été. Je marche avec mon père dans l’enceinte d’un temple bouddhique quand soudain, semblant émerger du fond de la brume, une femme toute blanche vient vers nous. Lentement   l’air alangui.

 

    Elle semblait enceinte. Prenant garde à ce que mon père ne s’aperçoive de rien, je ne pouvais cependant détacher les yeux du ventre de cette femme. J’imaginais son fœtus la tête en bas, ses remuements souples, son arrivée prochaine en ce monde    et cette idée me frappait par son étrangeté.

 

    La femme passa près de nous et s’éloigna.

 

    Les pensées d’un jeune garçon ont tendance à procéder par bonds. À cet instant    je compris    pourquoi « naître » est évidemment quelque chose de « passif ». Tout excité, je m’adressai à mon père :

— C’est pour ça qu’on dit « I was born »…

Mon père me jeta un regard perplexe. Je répétai :

— « I was born », tu sais bien : c’est un verbe au passif ! Pour être exact, il faudrait dire que les êtres humains, c’est une force qui les fait naître. Ça ne vient pas de leur propre volonté…

    À cet instant     quel ne dut pas être l’étonnement de mon père      devant les paroles de son fils ! Sur mon visage, capta-t-il uniquement une expression d’innocence ? Pour le percevoir j’étais encore beaucoup trop jeune. car pour moi, il ne s’agissait là que d’une simple découverte grammaticale.

 

    Mon père marcha un instant sans rien dire     puis il me raconta une histoire inattendue.

— Cet insecte qu’on appelle l’éphémère, eh bien… il ne vit que deux ou trois jours et puis il meurt    mais alors, pour quelle raison vient-il en ce monde ? À une époque, cette question m’a terriblement tourmenté…

    Je regardai mon père. Il poursuivit :

— J’en avais parlé à un ami     et un jour     il m’a montré au microscope l’un de ces éphémères, une femelle. D’après ses explications     sa bouche s’était atrophiée au point de ne plus pouvoir absorber de nourriture. Si on ouvrait son estomac     il ne contenait que de l’air. J’ai regardé     et c’est vrai. Mais     son abdomen était plein d’œufs, plein à craquer     il y en avait même au niveau de son thorax frêle. On aurait vraiment dit     que la tristesse de passer à un rythme vertigineux par des cycles incessants de vie et de mort lui remontaient à la gorge     jusqu’à la nausée. C’étaient des grains de lumière tout tristes. Me tournant vers mon ami, j’ai dit « des œufs »    il a approuvé d’un signe de tête et m’a répondu : « Ça fait peine à voir, non ? » C’est peu de temps après, tu sais      que ta maman est morte alors qu’elle venait de te mettre au monde…

    Ce que mon père me raconta ensuite     je ne m’en souviens plus. Simplement, aussi lancinante qu’une douleur physique    une chose resta gravée dans mon esprit.

— Pesant de tout mon poids     jusque sur la poitrine frêle de ma mère     jusqu’à l’étouffer : mon corps blanc….

Yoshino Hiroshi - 1957
traduit du japonais par Dominique Palmé