« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

20 MAI 1928

 

 

 

 

 

    Maintenant il est invulnérable comme les dieux.

    Rien sur la terre ne peut le blesser, ni l’indifférence d’une femme, ni la phtisie, ni les anxiétés du vers, ni cette chose blanche, la lune, qu’il n’aura plus à fixer en paroles.

    Il marche lentement sous les tilleuls; il regarde les balustrades et les portes, non pour s’en souvenir.

    Il sait déjà combien de nuits et combien de matins lui manquent.

    Sa volonté s’est imposé une discipline précise. Il fera certains actes déterminés, il traversera des rues prévues, il touchera un arbre ou une grille, pour que l’avenir soit aussi irrévocable que le passé.

    Il agit de cette manière pour que le fait qu’il désire et qu’il redoute ne soit pas autre choses que le terme final d’une série.

    Il marche dans la rue 49; il pense qu’il traversera tel ou tel portique latéral.

    Sans qu’ils s’en soient doutés, il a déjà dit adieu à beaucoup d’amis.

    Il pense à ce qu’il ne saura jamais, si le lendemain sera un jour de pluie.

    Il croise un ami, lui parle, a un mot drôle. Il sait que cet épisode sera, pendant quelque temps, une anecdote.

    Maintenant il est invulnérable comme les morts.

    A l’heure fixée, il montera certaines marches de marbre, ce qui demeurera dans quelques autres mémoires.

    Il descendra aux lavabos; sur le sol en damier l’eau aura vite fait d’effacer le sang. Le miroir l’attend.

    Il se lissera les cheveux, il ajustera le nœud de sa cravate (il a été toujours un peu dandy, comme il sied à un jeune poète); il s’efforcera d’imaginer que l’autre, celui du miroir, exécute les actes, et que c’est lui, son double, qui les répète. Sa main ne tremblera pas au dernier moment. docilement, magiquement, il aura déjà appuyé l’arme contre la tempe.

    C’est ainsi, je crois que les choses se passèrent.

Jorge Luis Borges / Éloge de l’ombre (1967-1969)