« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

JE DEMANDE LE SPLENDIDE SOLEIL SILENCIEUX

 

 

 

 

1

 

Je demande le splendide soleil silencieux dans l’éblouissement de tous ses rayons,

Je demande les fruits juteux de l’automne qui mûrissent rouge dans le verger,

Je demande un champ dont l’herbe jamais fauchée foisonne,

Je demande une tonnelle, du raisin suspendu à sa treille,

Je demande le maïs, le blé neuf, les animaux d’allure rassurante, nos maîtres en consentement,

Je demande la perfection des nuits sans bruit comme il y en a sur les hauts plateaux à l’ouest du Mississippi, je m’y vois regardant les étoiles

Je demande au lever du soleil un jardin de parfums émanant de magnifiques fleurs, où je puisse marcher en toute aise,

Je demande une femme à l’haleine embaumée pour épouse, dont je ne me lasserai pas,

Je demande un enfant, une perfection d’enfant, tout à l’écart des bruits du monde dans un cadre domestique de verdure,

Je demande la liberté de flûter à ma guise les notes de mes chansons au fond de ma retraite pour ma seule écoute

Je demande la solitude, je demande la nature, accorde-moi oui Nature tes santés primordiales !

 

Mais la pression de mes exigences (tant l’exaltation ambiante m’excède, tant mes nerfs sont détruits par le climat guerrier)

Oui mon expérience à me les voir accordées, ces cris qui me montent du cœur,

Ces inlassables réitérations n’empêcheront pas mon adhésion profonde à ma cité.

Les jours se suivent et les années s’enchaînent ô ma cité et je parcours tes rues,

Mais toi tu ne veux plus lever tes chaînes tu me retiens durablement tu me lâcheras plus,

Mais tu soûles mon âme tu l’enrichis de tes richesses que tu m’offres à jamais, tes visages

(Alors j’inverse mes cris, voyant clairement en face la raison de mes fuites,

Ce que he réclamais, mon âme le méprise le détruit).

 

2

 

Je ne veux plus du splendide soleil silencieux,

Je ne veux plus, Nature, de tes bois ni la lisière paisible de tes bois

Je ne veux plus du trèfle dans tes champs, de la fléole dans tes prés, de tes maïs ni tes vergers,

Je ne veux plus ton épeautre épanoui où butinent en essaim les abeilles du neuvième Mois,

Je veux les visages et les rues — je veux l’incessante cohue de ces fantômes sur leurs kilomètres de trottoir !

Je veux interminablement les yeux — je eux les femmes — je veux les camarades les amants par milliers !

Je veux qu’il en vienne de nouveaux tous les jours — je veux tenir des mains différentes dans ma main tous les jours !

Je veux tous les spectacles — je veux les rues de Manhattan !

Je veux Broadway, les soldats qui défilent — je veux le chant de la trompette, le tambour !

(Par compagnies par régiments les soldats — il y a ceux qui partent, les intrépides, ils claquent le feu,

Il y a ceux qui, service fini, rentrent, ils sont jeunes et cependant très vieux, usés, rangs décimés ils marchent regard absent.)

Je veux les rives les quais franges encombrées de coques de navires noirs !

Je les veux toutes ! Je veux une vie intense, pleine à satiété mais multiple !

La vie théâtrale, les salons du bar, les grands hôtels, oui je veux ça !

La salle des alcools à bord du vapeur, la sortie en mer à plusieurs, la procession aux flambeaux, oui oui !

La brigade en partance pour le front, chariots militaires provisions en piles l’accompagnant ;

Les gens, cela ne finira jamais, ils vont en foule, ils ont des voix fortes, leurs passions, leurs parades,

Les rues de Manhattan comme des artères qui battent, on y entend à l’instant le tambour,

Le chœur, le concert des bruits, cela n’en finit pas, le cliquetis du maniement des mousquets (je n’oublie pas le spectacle des blessés),

Ah ! les foules manhattaniennes, ah ! leur turbulence musicale tous ensemble !

Les visages, les yeux des Manhattaniens, je les veux pour toujours.

Walt Whitman / Feuilles d’herbe - Le tambour bat