« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Plainte pour le quatrième centenaire d’un amour

 

 

 

 

 

L’amour survit aux revers de nos armes

Linceul d’amour à minuit se découd

Les diamants naissent au fond des larmes

L’avril encore éclaire l’époque où

S’étend sur nous cette ombre aux pieds d’argile

Jeunesse peut rêver la corde au cou

Elle oublia Charles-Quint pour Virgile

Les temps troublés se ressemblent beaucoup

 

Abandonnant le casque et la cantine

Ces jeunes gens qui n’ont jamais souri

L’esprit jaloux des paroles latines

Qu’ont-ils appris qu’ils n’auront désappris

Ces deux enfants dans les buissons de France

Ressemblent l’Ange et la Vierge Marie

Il sait par cœur Tite-Live et Térence

Quand elle chante on dirait qu’elle prie

 

Je l’imagine Elle a des yeux noisette

Je les aurais pour moi bleus préférés

Mais ses cheveux sont roux comme vous êtes

O mes cheveux adorés et dorés

Je vois la Saône et le Rhône s’éprendre

Elle de lui comme eux deux séparés

Il la regarde et le soleil descendre

Elle a seize ans et n’a jamais pleuré

 

Les bras puissants de ces eaux qui se mêlent

C’est cet amour qu’ils ne conaissent pas

Qu’ils rêvaient tous deux Olivier comme elle

Lui qu’un faux amour à Cahors trompa

Vêtu de noir comme au temps d’aventure

Les paladins fiancés au trépas

Ceux qui portaient à la table d’Arthur

Le deuil d’aimer sans refermer leurs bras

 

Quel étrange nom la Belle Cordière

Sa bouche est rouge et son corps enfantin

Je m’en souviens mal C’est un rêve d’hier

Elle était blanche ainsi que le matin

Lyon Lyon n’écoute pas la Saône

Trop de noyés sont assis au festin

Ah que ces eaux sont boueuses et jaunes

Comment pourrais-je y lire mon destin

 

Je chanterai cet amour de Loyse

Qui fut soldat comme Jeanne à seize ans

Dans ce décor qu’un regard dépayse

Qui défera ses cheveux alezans

Elle avait peur que la nuit fût trop claire

Elle avait peur que le vin fût grisant

Elle avait peur surtout de lui déplaire

Sur la colline où fuyaient des faisans

 

N’aime-tu pas le velours des mensonges

Il est des fleurs qu’on appelle pensées

J’en ai cueilli qui poussaient dans mes songes

J’en ai pour toi des couronnes tressé

Ils sont entrés dans la chapelle peinte

Et sacrilège il allait l’embrasser

La foudre éclate et brûle aux yeux la sainte

Le toit se fend Les murs sont renversés

 

Ce coup du ciel à jamais les sépare

Rien ne refleurira ces murs noircis

Et dans nos cœurs percés de part en part

Qui sarclera ces fleurs de la merci

Ces fleurs couleur de Saône au cœur de l’homme

Ce sont les fleurs qu’on appelle soucis

Olivier de Magny se rend à Rome

Et Loyse Labé demeure ici

 

Quatre cents ans les amants attendirent

Comme pêcheurs à prendre le poisson

Quatre cents et je reviens leur dire

Rien n’est changé ni nos cœurs ne le sont

C’est toujours l’ombre et toujours la mal’heure

Sur les chemins déserts où nous passons

France et l’Amour les mêmes larmes pleurent

Rien ne finit jamais par des chansons

Louis Aragon - 1941