« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La fille sensible

 

 

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Ça fait quatre jours que je suis ici.

Mais, sans blaguer, y a une araignée

sur la vitre, là,

qui traîne dans le coin depuis plus longtemps que ça. 

Elle ne bouge pas, mais j’sais qu’elle est vivante.

 

Ça me plaît que les lumières s’allument

dans les vallées. C’est chouette ici,

et peinard. Le bétail est ramené au bercail.

Si je prête l’oreille, j’entends les sonnailles

et puis le slap-slap du bâton

du vacher. Y a de la brume

au-dessus de ces collines suisses. Sous la maison,

l’eau court à travers les aulnes.

Des jets d’eau fusent,

tendres et pleins d’espoir.

Dans le temps

j’aurais pu mourir par amour.

Plus maintenant. Ce foyer n’a pas tenu.

Ça s’est effondré. Ça n’émet

aucune lumière. Son orbite

est orbite de lassitude. Mais je ressasse

cette époque et j’aimerais savoir pourquoi.

 

Qui tient à se rappeler

la pauvreté et la laideur enfonçant

la porte, suivies d’un flic

investissant les lieux

de son horrible autorité ?

Le verrou était tiré, mais

ça n’arrêtait jamais personne.

Vrai, on respirait pas à l’époque.

Demandez-lui, si vous me croyez pas !

Pour autant que vous puissiez la trouver et

la faire parler. Cette fille qui rêvait

et chantait. Qui parfois fredonnait

quand elle faisait l’amour. La fille sensible.

Celle qui a craqué.

 

Je suis adulte maintenant, et pas qu’un peu.

Alors combien de temps il me reste ?

Combien de temps à cette araignée ?

Où il ira, en ce début d’automne,

avec les feuilles qui tombent ?

 

Le bétail a regagné son enclos.

L’homme au bâton lève le bras.

Puis il ferme et bloque le portail.

 

Je me retrouve, enfin, dans le silence parfait.

Conscient du peu qui reste.

Conscient que je dois l’aimer.

Voulant l’aimer. Pour nous deux.

Raymond Carver / La vitesse foudroyante du passé
traduit de l’américain par Emmanuel Moses
Illustration : Comic by Tom Smith at The Comics Promise