« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CINQ TÊTES

 

 

 

 

 

I

 

 

 

Cette tête a frôlé le lit de tous les fleuves. Elle a roulé pour les siècles des siècles, cette tête roulée, pierre roulée, tranchée par un éclair d’épée pour être purifiée, en Assyrie, dans l’Europe de la guerre de Cent Ans, dans la forêt amazonienne. Les soleils du désert l’ont séchée, les vautours l’ont rongée, les intempéries l’ont nettoyée. Cette tête fut arrachée à un dévot mozarabe, à une Danse médiévale de la Mort, évêque, roi, guerrier, serf. Une main, de l’autre côté de la vie, l’a arrachée de son lieu exact. L’ont capturée un mort, un ange, quelqu’un qui la regardait et la représentait de ce côté-là de la lagune, comme la contemplent les morts, ceux qui sont matière pure, eau de rossignols, cristal de brises, larmes d’étoile, ceux pour qui les vivants sont pourriture et horreur. Quelqu’un l’a vue comme nous la verrons une fois morts, comme une ébullition répugnante. Il nous l’a représentée avec l’amère clairvoyance du moraliste qui rédige, pour nous avertir, un guide des égarés. Et maintenant nous ne pouvons pas savoir si c’est une victime contemplée par son bourreau ; si c’est une victime qui se regarde dans le miroir de la mort. Cette tête va roulant sur les pierres des fleuves. Elle s’est fendue peu à peu au cours de son interminable voyage. Et il lui reste encore plusieurs siècles d’errance pour parvenir à sa fin, pour ne jamais atteindre la fin. Cette tête s’est couverte de cendre de cloche, de paupière de braise. C’est un fruit minéral, une envolée fiévreuse, une jaunissure de tête de mort. Tout cela n’est jamais arrivé. N’arrivera jamais car, ici, de ce côté-ci de la lagune, le temps n’existe pas, la pitié n’existe pas. Nous pouvons contempler avec indifférence les silhouettes de l’autre côté du miroir. avec l’indifférence avec laquelle nous voyons souffrir le violet, le rouge, le vert ; avec laquelle nous écoutons les rires du jaune ou du bleu. Cette tête a roulé, a frôlé le lit des fleuves. C’est une longue note de violoncelle qui dure, dure et dure et nous fait penser à une mouette, les ailes immobiles, congelée dans l’air. Une note qui s’est échappée des prisons du temps, s’est faite espace. Cette tête est tout espace, douleur de violet et de vert, larme de jaune, pierre roulée, tête rouée, décolorée, fendue par un éclair d’épée purificatrice et miséricordieuse.

José Hierro / Agenda
traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet