« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Étapes

 

Michaux-030.jpg



 

    Autrefois, j’avais mon malheur. Les dieux mauvais me l’ont enlevé. Mais alors ils ont dit : « En compensation, on va lui donner quelque chose. Oui! Oui! Il faut absolument que nous lui donnions quelque chose. »
    Et moi-même, d’abord, je ne vis que ce quelque chose et j’étais presque content. Cependant ils m ‘avaient enlevé mon malheur.
    Et comme si ça ne suffisait pas, ils me donnèrent un balancier. Or moi qui avais fait tant de faux pas, je fus content ; dans mon innocence, je fus content. Le balancier était commode, mais sauter devint impossible.
    Et comme si ça ne suffisait pas, ils m’enlevèrent mon marteau et mes outils. Le marteau fut remplacé par un autre plus léger, et ainsi de suite successivement, et mes outils disparurent l’un après l’autre, jusqu’aux clous ! Quand je songe à la façon dont ça s’est fait, encore maintenant j’en reste bouche bée.
    Ils m’ont enlevé ensuite mes chiffons, mes bouteilles cassées, tous les débris.
    Alors, comme si ça ne suffisait pas, ils m’ont enlevé mon aigle. Cet aigle avait coutume de se percher sur un vieil arbre mort. Or ils l’arrachèrent pour planter des arbres vivants et vigoureux. L’aigle ne revint pas.
    Et ils prirent encore mes éclairs.
    Ils m’ont arraché mes ongles et mes dents.
    Ils m’ont donné un œuf à couver.

Henri Michaux / La nuit remue