« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ARMÉE DU PLAISIR

 

 

 

 

 

 

    Ne parlez pas de culpabilité, ne parlez pas de responsabilité.

Quand défile l’Armée du Plaisir, musique et drapeaux en tête; quand les sens frissonnent et tressaillent, insensé et impie quiconque reste à l’écart, quiconque ne se lance pas dans la belle expédition, celle qui part à la conquête des voluptés et des passions.

    Toutes les lois de la morale — aussi mal conçues que mal appliquées — ne sont rien et ne résistent pas une seconde, quand défile l’Armée du Plaisir, musique et drapeaux en tête.

    Ne te laisse arrêter par aucune obscure vertu. Ne te crois tenu par aucune obligation. Ton devoir est de céder, de toujours céder aux Désirs qui représentent, parmi les créatures des dieux, le plus haut degré de perfection. Ton devoir est de t’engager en soldat fidèle et d’un cœur loyal, quand défile l’Armée du Plaisir, musique et drapeaux en tête.

    Ne t’enferme pas chez toi et ne te laisse pas égarer par les théories sur la justice, par les préjugés sur les récompenses qu’accorde une société mal faite. Ne dis pas : Mon effort vaut tant et c’est de tant que je dois profiter en retour. Tout comme la vie est un héritage que tu n’as rien fait pour mériter, le plaisir est lui aussi un héritage. Ne t’enferme pas chez toi; mais garde les fenêtres ouvertes, grandes ouvertes, pour entendre les premiers échos du passage des soldats, quand surgira l’Armée du Plaisir, musique et drapeaux en tête.

    Ne te laisse pas abuser par ceux qui disent que le service est dangereux et pénible. Ils blasphèment. Le service du plaisir procure une joie infinie. Bien sûr qu’il t’épuise, mais il t’épuise d’une ivresse divine. Et quand tu finiras par tomber sur la route, même alors ton sort restera enviable. Quand passera ton enterrement, les Figures que tes désirs auront inventées jetteront sur ton cercueil des tulipes et des roses blanches, les jeunes Dieux de l’Olympe te porteront sur leurs épaules, et ils t’enterreront au Cimetière de l’Idéal, où resplendissent les mausolées de la poésie.

 

(1894-1897 ?)

Constantin Cavafy / Esquisses (1885-1923)
Illustration : Constantin Cavafis par Yannis Kephallenos