« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Éloge de l’ombre

 

 

 

La vieillesse (c’est le nom que les autre lui donnent)

peut être le temps de notre bonheur.

La bête est morte ou presque morte.

Reste l’homme et son âme.

Je vis parmi des formes lumineuses et vagues

qui ne sont pas encore la ténèbre.

Buenos Aires,

qui jadis se déchirait en banlieues

vers la plaine incessante,

est redevenue la Recoleta, le Retiro,

les rues incertaines de l’Once

et les vieilles maisons précaires

que nous appelons toujours le Sud.

Tout au long de ma vie les choses furent nombreuses;

Démocrite d’Abdère s’arracha les yeux pour penser;

le temps a été mon Démocrite.

Cette pénombre est lente et ne fait pas mal;

elle coule sur une pente douce

et ressemble à l’éternité.

Mes amis n’ont pas de visage,

les femmes sont ce qu’elles furent il y a déjà tant d’années,

je ne sais pas si ce coin de rue a changé,

il n’y a pas de lettres sur les pages des livres.

Tout ceci devrait m’effrayer,

mais c’est une douceur, un retour.

Il y a des générations de textes sur la terre;

je n’en aurai lu que quelques uns,

ceux que je continue à lire dans la mémoire,

à lire et à transformer.

Du sud, de l’est, de l’ouest, du nord,

convergent les chemins qui m’ont conduit

à mon centre secret.

Ces chemins ont été des échos et des pas,

des femmes, des hommes, des agonies, des résurrections,

des jours et des nuits,

des demi-rêves et des rêves,

chaque infime instant de la veille

et des veilles du monde,

la ferme épée du Danois et la lune du Persan,

les actes des morts,

Emerson et la neige et tant de choses.

Maintenant je peux les oublier. J’arrive à mon centre,

à mon algèbre et à ma clef,

à mon miroir.

Bientôt je saurai qui je suis.

Jorge Luis Borges / Éloge de l’ombre (1967-1969)
traduction-adaptation par Ibarra