« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'opuscule inavouable de Wackenroder

 

 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

 

    C’est à une peuplade étrange et presque oubliée, les Garlugipes, que revient l’honneur de la création des premiers musées. Ces hommes n’ont fondé aucun empire, ni inventé un mode de notation de la musique et, quand aux structures tribales, ils en ignoraient jusqu’à l’existence. Ils vivaient en communautés d’individus modulables. leurs petites huttes personnelles étaient situées sans aucune logique le long d’un fleuve disparu depuis longtemps mais dont le retour était considéré comme inéluctable. Ils ne connaissaient pas la famille. À intervalles dictés uniquement par le désir et la raison câline, hommes et femmes se concopulaient dans de petits enclos individuels. La survie n’était pas dans ces temps un exercice redoutable. Les animaux souffraient tous de défauts de fabrication plus ou moins graves.  Rien à voir, certes, avec les merveilles sophistiquées de nos manuels de zoologie et de nos parcs naturels ! Les oiseaux s’écroulaient en plein vol, entraînés vers le sol par le magnétisme de leurs becs ou le décoiffement de leurs huppes. Les poissons étaient de médiocres nageurs et ne savaient pas respirer par leurs bronches. Les requins s’évanouissaient à la vue du sang. Les éléphants s’écrasaient sous leur propre poids. Les lions étaient aveuglés par le flamboiement de leurs crinières. Particulièrement pitoyable était le sort des vers de terre condamnés par leur claustrophobie à une existence tragique. Les Garlugipes n’avaient donc qu’à se servir à l’étalage indolent du monde. Ils n’en abusaient pas et vivaient de manière très frugale. La vie associative n’existait pour ains dire pas. point de parents, de prêtres, de soldats. La conversation se réduisait à deux phrases usuelles prononcées le plus souvent sur un ton d’indifférence totale. La première pourrait être traduite approximativement de la manière suivante : « Si la mère de ta mère avait cédé aux galipettes du marsupial fangeux, le ciel connaîtrait une couleur nouvelle, jamais vue, les morts n’auraient pas l’expression stupide de celui qui a épuisé tous les jeux du sable et des cailloux et qui, dans la solitude de sa cabane, ne sait pas évoquer les images des plantes et des arbres qui font rire et pleurer. Pourquoi donc la mère de ta mère ne t’a-t-elle pas permis de devenir ce que tu désireras toujours, pauvre idiot de toi, pauvre idiot de moi ? ». La réponse qui clôt la conversation est d’une traduction malaisée. sa brièveté même laisse le le champ libre à toutes les déformations. Après mûre réflexion, je me suis résolu à le traduire par « merde ». Il ne faut cependant pas croire que ces deux phrases épuisent tout le vocabulaire garlugipe qui est d’une richesse prodigieuse.

    Les morts, tout comme les vivants, étaient abandonnés à leur sort. Lorsqu’un membre de la communauté mourait, son absence n’était pas particulièrement ressentie. Seule sa hutte dépérissait, envahie progressivement par les « lierres du trépas » et par la « mousse de l’effacement ». Toute activité industrielle ou artisanale était interdite. Rien ne devait matérialiser le passage des Garlugipes sur cette terre, l’unique imaginable. Leur langue prodigieuse devait rester en friche pour des rêves non consommés. Les quelques indigènes qui, par désœuvrement, modelaient des figurines de glaise, se hâtaient, lorsqu’elles étaient finies, de les refondre dans l’argile universelle. Rien ne semblait prédisposer les Gralugipes à l’invention du musée. Et pourtant…

    Les Garlugipes n’étaient, en principe, ni beaux ni laids et cela ne revêtait pas pour eux une importance particulière. L’harmonie du monde était leur chemise de nuit. Personne ne se distingua jusqu’à la naissance de notre héros anonyme. le nouveau-né dut sortir de la vésicule de sa mère par une bouche dont les dents étaient bien aiguisées. Son corps en fut durablement marqué. Je ne le décrirai pas. Toujours est-il que les femmes refusaient systématiquement de s’unir à lui. Il avait toutes les tares. Il voulait sans cesse parler avec tous et inventait des jeux de société. Il importunait tout le monde mais on ne pouvait prendre aucune mesure contre lui car toute décision collective était impossible. On n’avait même pas la possibilité de le prendre pour un original car le jugement individuel collectif ne connaissait pas cette catégorie. Sous l’effet de la frustration, il s’agitait violemment et courait se contempler sur les arbres à miroirs qui poussaient alors librement. la contemplation de son visage, sur lequel je ne saurais pour ma part porter un jugement, lui procurait une énorme satisfaction esthétique. Peut-être fut-il même le premier homme qui se plut. Il fut sans doute également le premier séducteur. Il vénérait les femmes qu’il abordait avec un sourire en leur tenant de longs discours passionnés. Ces dernières passaient devant lui sans même le remarquer. Il comprit alors que quelque chose n’allait pas dans ce monde primitif et inventa l’économie de marché. Il se mit à façonner des objets avec tout ce qui traînait dans la nature : étoiles de mer marbrées, rosée de bronze, coulée de lichen. Il avait l’intention d’acheter les femmes avec ces objets. Elles ne comprenaient pas et passaient leur chemin. Dans son lent dépérir, il inventa la colère d’artiste. Toujours inspiré par la femme, il inventa le piédestal  et le F majuscule. Il ne mangeait plus que le strict nécessaire et dormait à peine. Il parcourait la campagne et recueillait les objets qui l’intriguaient : fossiles encore frais et couverts de rosée, larmes de sources soufflées, dents de fougère et éclats de cyprès. Il quitta sa hutte et investit une vaste clairière. Il avait appris à polir les laves et à sculpter les aromates. Il comparait sans cesse ses œuvres, inventant ainsi le concept de progrès artistique. Quelques Garlugipes enhardis se mirent à tourner autour de lui et à l’observer, modulant d’abord leurs uniques phrases sur tous les tons possibles afin d’exprimer tour à tour admiration et réprobation avant de recourir à leur vocabulaire refoulé. Une femme accepta même ses avances. Il en fut légèrement déçu et se replongea dans la création. Il finit par mourir, laissant son œuvre considérable et ses trouvailles personnelles in situ. Il y eut ensuite une réaction. Les lois non formulées acceptées depuis des millénaires furent imposées par un conseil sclérosé dès sa formation. Il y eut des guerres et des catastrophes naturelles. les animaux se révélèrent être de petites mécaniques bien rodées. ce peuple disparut. Les œuvres furent emportées par les alluvions, érosions, abrasions, crémations, éruptions. Qu’importe ! Peut-être n’était-ce même pas les Garlugipes ? Cela change-t-il quelque chose dans la perspective de la parfaite invraisemblance du doute historique ?

Axel Hémery / L’opuscule inavouable de Wackenroder (extrait)