« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Petit homme noir & gris

 

 

   

 

 

 Il est devant moi tout petit vêtu de noir & de gris à la main son gros chien qu’on dirait le bâtardi d’un renard Et de confiance m’a raconté sa vie A travaillé âgé 14 ans (on était sept enfants) la mère n’avait pas d’argent On l’a mis dans les restaurants Des journées quatorze ou quinze heures (ni samedi ni jours fériés) Alors il a 52 ans & à cause de son dos le médecin l’a mis en invalidité. C’est un orphelin comme moi (son père massacré en Indochine) — et il passe sa vie désormais à bouquiner dans l’historik (des revues en allemand c’est encor imprimé en gothik 1870).

         Il m’a glissé qu’il va rentrer, son amie est venue ils vont manger de la potée romaine (quatre viandes mijotées à l’étouffée) La chienne a déjà 8 ans, « espérons qu’il tiendra encor sept ou huit ans » Il me dit « c’est ma compagnonne » sans savoir que le mot n’existe pas On est là derrière l’église d’Obernai moi assis sur un banc à relire la poësie ce matin m’est venue Et c’est un peu comme si tout nu dans ma main il pesait peu Si rien ne comptait plus sauf cela qu’il m’a DE LUI raconté — Un instant je me suis absenté de moi (et ça m’a délivré). Le voici s’en allant chez lui avec le gros chien roux dans les pieds : C’est la vie …

Jean-Paul Klée / Manoir des mélancolies (Andersen éditions)