« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

C'est comme ça, monsieur

 

 

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     Le chêne devant la fenêtre a sa nudité d’hiver. Je me penche sur le livre. Quand je relève la tête je surprends l’arbre ruisselant de vert : l’hiver a duré une seconde.

 

     Il y a une trentaine d’années, je me baignais l’été dans les eaux sombres de l’étang de Montaubry. Un ragondin a soudain émergé près de moi. Il me regardait offusqué, avec ses yeux en boutons de bottine et ses moustaches ruisselantes d’une féerique ignorance. Chaque fois que je repense à cet été le ragondin remonte à la surface du temps : sa tête qui dépasse baigne dans l’éternel.

 

     Cet homme, voisin de chambre de ma mère, est mort quinze jours après son entrée dans la maison de retraite. J’ai eu le temps d’entrevoir son élégance, sa lassitude et son âme, usée comme un savon devenu si fin qu’il faut s’y prendre à plusieurs fois pour le saisir. Sur la porte de sa chambre où l’on a retiré son nom, l’étiquette redevenue blanche a l’éclat brûlant d’un mystère.

 

     Le rouge-gorge trouvé mort devant la porte du garage retient sous son duvet la chaleur des jours heureux. Dieu est un assassin blanc comme neige.

 

     « C’est comme ça, monsieur, c’est comme ça », me dit la petite Chinoise conduisant le taxi, ponctuant de cette parole — relevée chaque fois d’un rire cristallin — le récit des épreuves qu’elle avait traversées dans l’enfance. J’ai dans mon sac les Essais de Montaigne. Montaigne est le citron que Pascal presse pour écrire ses pensées acides. Le rire en fleur d’amandier de la petite Chinoise égale en sagesse les deux penseurs. dans une chambre à Strasbourg je viens de vivre la mystique vie d’hôtel : on y apprend que, privés de nos entours familiers, nous ne sommes plus personne. C’est ce que nous clament les murs, les draps et l’indifférente courtoisie des hôteliers. Naufrage dans un lit à deux places, regardant au matin par la fenêtre le vieux biscuit rose de la cathédrale, j’ai goûté à la paix des fantômes. La gare de Strasbourg, de loin, avec le verre bombé qui l’enveloppe, ressemble à un bonbon à la liqueur. De près elle est déchirante comme toutes les gares du monde.

 

     Sur le quai des gares il n’y a que des orphelins.

 

     La vieille dame arrive toujours la première dans la salle à manger de la maison de retraite. L’eau versée bien trop tôt dans les brocs par le personnel pressé est déjà tiède. Dans un coin de la salle, une fontaine d’eau fraîche. S’appuyant de sa main droite aux murs, la vieille dame porte avec  peine chaque pot jusqu’à la fontaine, le vide et le remplit. Puis elle va s’asseoir, essoufflée, après avoir doté chaque table d’une eau nouvelle. Les autres résidentes arrivent peu à peu. Les pots au centre des tables sont remplis de lumière. C’est ce qui est près de nous qui nous sauve, pas les grandes choses dont on rêve. « C’est comme ça, monsieur, c’est comme ça. »

Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige