« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Chardin et le lièvre

 

 

 

 

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           Vous avez souvent dit que je travaillais peu : que savez-vous de ce que contient mon grenier ? Vous n’y trouveriez pas seulement des ébauches et des ratés, mais des dizaines de lièvres que je ne voulus pas mettre sur le marché. Du peu que j’en avais livré, les acheteurs s’étaient vite lassés. « Encore un lièvre, Chardin ? » Certes, mais imaginez qu’on accueille ainsi votre prochain ouvrage : « Un livre, encore, Diderot ? Ne pourriez-vous vraiment vous renouveler ? » Ils ne voyaient rien, pas plus que mon tableau n’avait à voir avec le précédent. J’appris donc à ne peindre que pour moi, ou pour Dieu. Sachez cependant que je ne suis pas paresseux ; mais toujours je préfère l’ombre à la proie.

           Aussi ai-je seulement rêvé de posséder un chien, ou même un canari, que je n’eusse pas voulu priver de liberté. A défaut, je me baladais dans les bois, pour contempler grives, chevreuils et sangliers, ou d’autres qu’on entasse, comme déjà morts, dans le nom de gibier.

           Mais à propos de noms, il est certaine confusion que je ne voudrais plus trouver sous votre plume ; je n’ignore pas qu’étant des villes, les bêtes vous sont étrangères ; apprenez-le toutefois, je peins des lièvres plutôt que des lapins, et les seconds n’équivalent pas aux premiers plus ou moins domestiqués. Si je le sais bien, c’est de leur ressembler : un lièvre n’a pas de terrier, il vit dans les buissons et les rochers — et moi, dans la cité, je suis un exilé ; le lièvre ne peut digérer que ce qu’il a recraché — et moi, de tableau en tableau, je ressasse mon unique souci ; enfin mon frère se dépouille en hiver de toutes ses couleurs — de même, régulièrement, je lâche mes pinceaux par découragement. remarquez-le, je mentais tout à l’heure, en vérité je n’ai cessé de faire des autoportraits.

           Peut-être comprendrez-vous, maintenant, pourquoi je vois le monde en gris, pourquoi je suis timide, et ne sais me défendre, pourquoi je parle peu, et entends davantage.

           Tant que j’y suis, je peux même vous avouer ceci : des lapins aussi, je tentai d’en dessiner. mais le souvenir de mon Melchior venant me brouiller les yeux, de l’eau tombait sur mes traits. Un dessin, voyez-vous, s’efface plus aisément qu’un chagrin.

           Mais d’habitude, je ne fais pas d’esquisse et puisque je veux aujourd’hui tout vous dire, je déteste dessiner. J’ai besoin de couleur, et de pâte ; il me semble, sans cela, ne représenter qu’un squelette décharné. La lumière même me paraît souvent trop éthérée ; et ceux qui la prennent pour sujet se fourvoient, avec leur clair-obscur de maniéristes ; moi je préfère le tendre-mou, et la façon dont la lumière s’accroche aux matières ; ce n’est pas pour rien qu’on me dit raboteux. Moi je ne cherche pas à faire de l’or avec du plomb : je le trouve dans les reflets d’un chaudron.

 

 

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Sandrine Willems / Chardin et le lièvre (extrait)