« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les Justes Les Bourreaux

 

 

 

 

 

Je hais la neige

Sa pureté c’est le mirage de Satan

Elle éblouit mais son éclat nous piège

Malheur à qui se croit sauvé en succombant

À la tentation d’être blanc comme neige

 

 

Je hais la chasteté du froid Je vous abohrre

Âmes si pure ! liliales jusqu’aux dents

Plus carnassières que l’hermine Anges rapaces

Doux à crier entre vos serres de duvet

 

 

Que Dieu m’épargne vos dents blanches Que l’Agneau

Ne s’égare pas dans la neige

Qu’il ne se perde point parmi les purs

Car sa raison n’est pas de blanc de neige

Elle est gris jaune et sent le suint elle est mêlée

De ronces et l’argile humaine y colle après

Et l’odeur de fornication et le sang fade

Et le baume ranci des larmes ! Dieu est sale

Ö purs

 

 

Il n’est pire abomination que d’être pur

Toute innocence est mal scellée depuis la Faute

C’est un reste d’Eden mais l’eau en est croupie

Plutôt brûler ma soif à l’urine des fleuves

Que de boire cette pollution de paradis

Il n’est pire abomination que la pensée

Des purs

Leur parole est plus hypocrite que la neige

C’est la manne enrobant l’ordure du sacrilège

J’ai vu leurs lèvres emmiellées J’ai reconnu

Le trou honteux

 

 

Assis en cercle autour de l’Agneau les coyotes

Renouvelaient la cène du Seigneur

 

 

Accoutrés comme des acteurs de bergerie

Les coyotes vont à l’église le dimanche

Célébrer les langueurs de l’Agneau

Et l’holocauste et la victoire de l’Agneau

Ils s’écoutent chanter ils se sentent propres

Leur musique a la bonne odeur du linge blanc

Ils n’entendent pas ce qu’ils chantent

Ils mentent

Tout en disant la vérité

Que leur église est une boucherie

Ils vont verser le sang et manger la victime

Mais le crime ne tachera pas leurs beaux habits

Dévotement hygiéniquement ils communient

Avec du jus de raisin au sang du Verbe

 

 

J’ai honte de ces coyotes dont je suis

De leur chemise et de leur âme du dimanche

De leurs bonnes manières de sainte Table

Leur trop décente si indécente théophagie

J’ai honte de mon sauveur émasculé

Dieu sans sel ni levain fadeur immaculée

Dont les ravissements équivoques profanent

Les sueurs les crachats l’auguste cruauté

La très humaine laideur de l’agonie

Où bien plus qu’en sa gloire est la divinité

Et moi aussi j’ai fait du Crucifié

Cet eunuque de lait et de son l’Impubère

Éternel

Moi aussi pour mieux singer le dieu castrat

J’ai tranché mon propre sexe devant les pères

Tel est mon crime jusqu’aux cieux

                                                               ma pureté

 

 

Le laborieux bourreau peine à l’ouvrage

Il sait combien sont durs les membres et le bois

Mais il fait son métier viril avec courarge

Sans quitter du regard cet homme sur la Croix

Il enfonce les clous dans sa propre nature

Il écoute sa chair dans l’autre qui gémit

Il guette ce moment exquis de l’homme dans le cri

Le visage gluant des mouches de son Dieu

L’abominable hostie il la consacre

 

 

C’est le premier chrétien

 

 

Je dors à corps fermé

Dans la prison une fenêtre veille

Je n‘entends rien les cris cotonnent mes oreilles

Ma conscience est le mur qui longe la prison

 

 

Je dors contre les autres

Je ne suis pas des leurs Je ne suis pas des nôtres

Je veille à bien dormir Je sais dormir debout

Je suis d’un monde somnambule comme nous

 

 

Je dors le monde est sûr

Je longe la prison du bon côté du mur

Que le mur marche à mon côté ma vie entière

Et soit mon bouclier

 

 

Je dors rien ne se passe

L’autre côté du mur n’existe pas

Que m’importe ce que je sais ou ne sais pas

Je nierai tout trois fois

 

 

Je dors je ne suis rien

Zéro est le visage de tout homme

Nul ne torture Nul ne crie Nul n’est personne

Personne n’est témoin

 

 

Le Juste dort une montagne sur le cœur

Sommeil du Juste ô mont de l’agonie

Toutes les nuits un homme de douleurs

Y souffre notre humanité jusqu’à la lie

 

 

Dès qu’il est seul — Eli lamma sabachthani —

Face à la cruauté de l’homme contre l’homme

Seul à combler l’absence à refaire la somme

De l’être à tout instant annulé par son cri

 

 

N’importe qui ressemble à Jésus-Christ

Endurant innombrable et un la face humaine

Telle que le bourreau l’adore — d’une haine

Qui change en Dieu cet homme en elle anéanti

Pierre Emmanuel / Évangéliaire O.C. t. I, P. 1917