« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Monsieur Monsieur

 

 

 

 

 

 

Monsieur, pardonnez-moi

de vous importuner :

quel bizarre chapeau

vous avez sur la tête !

 

— Monsieur vous vous trompez

car je n'ai pas de tête

comment voulez-vous donc

que je porte un chapeau !

 

— Et quel est cet habit

dont vous êtes vêtu ?

 

— Monsieur je le regrette

mais je n'ai plus de corps

et n'ayant plus de corps

je ne mets plus d'habit.

 

— Pourtant lorsque je parle

Monsieur vous répondez

et cela m'encourage

à vous interroger :

Monsieur quels sont ces gens

que je vois rassemblés

et qui semblent attendre

avant de s'avancer ?

 

— Monsieur ce sont des arbres

dans une plaine immense,

ils ne peuvent bouger

car ils sont attachés.

 

— Monsieur Monsieur Monsieur

au dessus de nos têtes

quels sont ces yeux nombreux

qui dans la nuit regardent ?

 

— Monsieur ce sont des astres

ils tournent sur eux-même

et ne regardent rien.

 

— Monsieur quels sont ces cris

quelque part on dirait

on dirait que l'on rit

on dirait que l'on pleure

on dirait que l'on souffre ?

 

— Monsieur ce sont les dents

les dents de l'océan

qui mordent les rochers

sans avoir soif ni faim

et sans férocité.

 

— Monsieur quels sont ces actes

ces mouvements de feux

ces déplacements d'air

ces déplacements d'astres

roulements de tambour

roulements de tonnerre 

on dirait des armées

qui partent pour la guerre

sans avoir d'ennemi ?

 

— Monsieur c'est la matière

qui s'enfante elle-même

et se fait des enfants

pour se faire la guerre.

 

— Monsieur soudain ceci

soudain ceci m'étonne

il n'y a plus personne

pourtant moi je vous parle

et vous m'entendez

puisque vous répondez !

 

— Monsieur ce sont les choses

qui ne voient ni entendent

mais qui voudraient entendre

et qui voudraient parler.

 

— Monsieur à travers tout

quelles sont ces images 

tantôt en liberté

et tantôt enfermées

cette énorme pensée

où des figures passent

où brillent des couleurs ?

 

—Monsieur c'était l'espace

et l'espace

se meurt.

Jean Tardieu / Monsieur Monsieur -1951