« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Passage

 

 

 

Le courant du Nil fut plein de noyés,
enfants mâles d'une lignée esclave, étouffés dans le fleuve
par Pharaon, maître de nombres, inquiet du compte
des vagues de rue du fleuve et des femmes juives,
grouillantes de fils et de grossesses. Trop de fécondité :
que l'une étouffe l'autre.
Et le Nil n'en sauva qu'un seul, un mâle dans un panier goudronné,
un seul, résumé de colère et d'amour
d'une génération de noyés.
Il grandit, tua, s'enfuit, garda des troupeaux, retourna en Egypte
pour la meurtrir du bâton des plaies.
Il se souvint du fleuve des noyades
et le frappa sur le bord d'une rive
et du fleuve affleura le sang des nouveau-nés,
un rouge sombre, empoisonné, asphyxie des poissons.
Il détacha six cent mille esclaves en une fois, les conduisit
vers le delta du Nil, face à la Mer des joncs.
Un vent de sud-est fit barrage, raidit les eaux, ouvrit une brèche
et les fils de ce peuple descendirent avec leurs sandales sur le fond.
Puis la Mer referma sa serrure sur les traces de leurs pas,
que nul ne repasse là, on ne sort pas deux fois indemnes et secs
des surplombs d'eaux. Écoute la barrière
de poussière et de vent qui vient séparer les vagues de cette mer,
qui les incise à la racine, en écarte les bords,
comme une blessure à l'arme blanche, et qui au fond de la brèche
ouvre une piste pour une foule en colonne
dans la procession de la liberté.
Les eaux sont des troupeaux
guidés par le sifflement de sirocco d'un gardien du vent.
Pas au talon tranquille de prisonniers sans poursuivants,
sur la paume calleuse du désert,
un nuage étiré, étroit, long, guide le sens du voyage
étendant sur les dos l'abri d'une ombre
contre le tourment du soleil. La nuit une colonne brûlante
adoucit le froid, veille sur le sommeil et l'horizon.

Erri de Luca / Œuvre sur l'eau - traduit de l'italien par Danièle Valin