« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La ronde de nuit

 




Les muses du quai de
Bercy
M'avaient conduit jusqu'à
Grenelle
Et leurs sœurs de la
Grange-aux-Belles
Vers les jardins clos de
Passy,
La nuit s'entendait avec elles,
Les muses du quai de
Bercy.

J'allais dans
Paris, port de songe
Ouvert au piéton noctambule,
Avec des amis de toujours
Embarqués vers le crépuscule
Et disparus au point du jour.
J'allais dans
Paris port de songe.

Restif,
Nerval,
Apollinaire,
Léon-Paul
Fargue et tous les autres
Qui me montriez le chemin.
Abordez-vous les lendemains
Rayonnant sur les îles claires?
Restif,
Nerval,
Apollinaire...

D'abord c'est le dimanche au cœur :
Un départ à
Paris-Bastille
Vers les
Eldorados sur
Marne,
La blonde en robe de fraîcheur,

Ses seins fleuris par les jonquilles.
D'abord c'est le dimanche au cœur.

Salut les valseurs du bitume !
Voici les quatorze
Juillet,
Tant de filles comme un bouquet
Offert par l'Été qui s'allume
Et la faim qui nous en prenait.
Salut les valseurs du bitume !

Puis la musique s'atténue
Dans un soupir d'accordéon,
Déjà l'ombre a cerné la rue
Où brille en lettres de néon
La magique enseigne d'un bal.
Puis la musique s'atténue.

J'entre mais vous n'êtes pas là,
Ce soir non plus, mes
Vénitiennes,
Vous que mon rêve suscitait
D'un nom évoquant la blondeur
Sans qu'il vous rencontrât jamais.
J'entre, mais vous n'êtes pas là.

Dehors la nuit me parle bas
Et je sens tomber ses pétales
Sur tous les bonheurs inconnus
Qui fusent au ciel quand s'exhale
Le délirant plaisir des filles.
Dehors la nuit me parle bas.

Ensemble, à la même seconde
Quel
Everest éblouissant
Gagné par tout l'amour du monde !
Mais ceux qui meurent dans l'instant
Où d'autres vont toucher la cime,
Ensemble à la même seconde...

Plus tard — et le jour est en route —
Je me retrouve à la
Villette,
Ses grands saigneurs en tabliers
Tachés de sang cassent la croûte
Avec quelques garçons laitiers.
Plus tard — et le jour est en route.

Seul, les yeux fixés sur son verre,
Un gars taciturne au comptoir :
Il me ressemble comme un frère
Et je connais son désespoir
Aux heures blêmes du regret.
Seul, les yeux fixés sur son verre.

Il revoit les hiers perdus,
Un beau sourire qui s'efface
Dans l'âge d'or des bras tendus
Et, tout à coup, dans une glace
Il ne se reconnaîtrait plus
Il revoit les hiers perdus.

Ô vous nos amis de toujours
Embarqués vers le crépuscule
Et disparus au point du jour,
Quand viendra l'heure à la pendule
Priez pour nous, pour nos amours. 
Ô vous nos amis de toujours !

L'aube va chasser le silence
Rassemblant ses oiseaux de feutre,
Maintenant la ville apparaît —
Et voici demain qui commence
Entre deux nuits et leurs secrets.
L'aube va chasser le silence.

André Hardellet
Photo : portrait par Doisneau