« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les hommes qui ont été loups

 

 

 

 

 

    Il est une question dont les savants discutent souvent : pendant le temps de pénitence qui lui fut infligé, Nabuchodonosor fut-il changé vraiment en bœuf par la toute puissance divine ?  Car il est plus facile de former une créature par transmutation que de la créer ex nihilo. La plupart des auteurs écrivent qu'il mena la vie d'une bête, se comportant comme un bœuf mangeant du foin, mais qu'il n'en prit pas la nature.

    Je sais qu'une chose arrive journellement dans nos régions, car ainsi va la destinée humaine : certains hommes se changent en loups selon les lunaisons. Nous savons en effet qu'en Auvergne, dans l'évêché de Clermont, le noble Pons de Capitol dépouilla récemment de son héritage Raimbaud de Pouget, un chevalier très brave et très vaillant. Celui-ci, devenu errant et vagabond dans le pays, hantait chemins creux et halliers, solitaire comme une bête sauvage; une nuit, sous le coup d'une terreur excessive qui provoqua une aliénation de son esprit, il se mua en loup. Il fut un tel fléau pour la contrée qu'il rendit désertes nombre de demeures paysannes : les petits enfants, il les dévorait sous sa forme de loup; les adultes, il les déchirait de morsures sauvages. À la fin, grièvement blessé par un bûcheron, il perdit un pied, sectionné d'un coup de cognée et, reprenant ainsi sa forme, il redevint homme. Il confessa alors publiquement qu'il était content d'avoir eu le pied coupé, parce qu'il avait perdu avec ce membre cette condition misérable et la méchanceté en même temps que la damnation : on l'affirme en effet, les hommes qui se conduisent ainsi sont libérés de cette sorte d'infortune par l'amputation des membres.

    Prés du château de Luch, à la limite des évêchés de Viviers et de Mende, il y a un habitant nommé Calcefaria, que la fatalité d'un destin identique tourmente, quand vient la lune : il raconte que, quand arrive le moment, quittant tous ses compagnons, il dépose ses vêtements sous un buisson ou un rocher secret, et quand il s'est longtemps roulé nu dans le sable, il revêt la forme et la voracité du loup : gueule béante et babines retroussées, il se jette sur sa proie pour l'engloutir. Il affirme que si le loup court la gueule ouverte, c'est parce qu'il a beaucoup de difficulté à l'ouvrir, et doit s'aider de ses pattes. Il ne peut le faire quand  il est poursuivi par ceux qui le pourchassent : il ne réussit  plus alors à attraper de proie et devient lui-même une proie facile.

Gervais de Tilbury (1155-1234) / Le livre des Merveilles