« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La forêt enchantée

 

 

Allais-bff886bf82b0832959345270ad54024f.jpg

 

 

 

– Une nuit superbe, s’écria Wilfrid, qui revenait du jardin. Si on s’en retournait à pied ?

Il pouvait être neuf heures. On avait dîné copieusement. dans une ferme située en pleine forêt, à une dizaine de kilomètres de la ville.

– À pied ? fis-je, avec la moue de l’enthousiasme relatif.

– Mais oui, à pied, parbleu ! Si tu es fatigué, je te porterai.

L’idée de cette promenade nocturne et forestière semblait sourire si fort à mon ami Wilfrid que j’acceptai. Notre hôte s’abîma dans les explications les plus méticuleuses sur le plus court chemin (qui, en forêt, n’est jamais la ligne droite).

Je prêtais de ferventes oreilles au débrouillage de cet écheveau, mais Wilfrid, grand fou, disait :

« Oui, oui, entendu, à gauche et puis à droite... Oui, oui, nous nous retrouverons bien. »

Nous nous retrouvâmes si bien, qu’au bout d’une heure nous ne savions plus ni l’un ni l’autre où nous nous trouvions.

Pour comble de malheur, de gros nuages survenaient, monstrueux troupeaux, comme pour masquer à dessein Phoebé la chlorotique.

Commencèrent les mutuelles invectives :

– Tu vois, fis-je, si nous étions revenus en voiture, nous serions chez nous, à l’heure qu’il est, au lieu de nous trouver comme des petits Poucets, perdus dans les grands bois.

– Quand on est cul-de-jatte, répliqua acrimonieusement Wilfrid, on reste chez soi.

– Et quand on n’a pas plus que toi le sens de l’orientation, on emporte des poteaux indicateurs...

– Pour te les f... sur la gueule, si tu dis un mot de plus.

(Wilfrid ne donnerait pas une chiquenaude à une mouche cantharide, mais il affectionne ces violences de langage.)

Pendant ce temps, nous cheminions par un sentier poétique en diable, mais où l’humain le plus désespéré n’aurait pu se pendre à nul réverbère.

Tout à coup, Wilfrid s’écria :

« Là-bas... de la lumière ! »

C’était vrai. Au bout du chemin, une grande clarté confuse filtrait à travers les branches.

Nous hâtâmes le pas.

À mesure que nous avancions, une inquiétude me prenait. Où allions-nous arriver ?

De hautes maisons blanches se dressaient avec des balcons, d’immenses enseignes dorées. Une pharmacie étincelait, éblouissante de bocaux polychromes, une immense terrasse de café parisien étalait ses mille tables et chaises.

Et puis une station de fiacres, des colonnes Morris, des kiosques de journaux, des réverbères innombrables. Paris, quoi !

Je priai Wilfrid de me pincer, à seule fin de me réveiller.

Wilfrid m’invita à lui fournir quelques grains d’ellébore pour dissiper son hallucination.

Vous imaginez-vous cette situation ? En pleine forêt, à cinquante lieues de Paris, la nuit, tomber sur un morceau de boulevard Montmartre !

Et nous étions bien éveillés, fous ni l’un ni l’autre.

Nous arrivons ; nos pieds foulent l’asphalte du trottoir.

Personne dans la rue, personne dans les boutiques, personne aux fenêtres.

Seuls, quatre vieux messieurs fument des pipes à la terrasse du café, buvant des bocks.

Sans percevoir exactement quel danger nous menace, Wilfrid et moi sommes vaguement inquiets.

Nous nous asseyons à une table du café et commandons à boire. Un garçon, très correct, nous sert de l’air le plus naturel du monde.

Un des consommateurs semble à ce moment prendre pitié de notre ahurissement.

– Ces messieurs, dit-il, ont l’air surpris de se trouver en plein Paris à cette heure-ci ?

Nous avouâmes notre surprise.

– C’est toute une histoire, reprit le brave homme. Je vais vous la raconter. Je suis né à Paris dans une maison du boulevard, j’ai été apprenti coiffeur dans une maison du boulevard, garçon coiffeur dans une maison du boulevard, patron au boulevard. Je n’ai jamais quitté le boulevard, j’y ai fait ma fortune. Vivre sans le boulevard, sans les kiosques, ni les réverbères, les magasins, les stations de fiacres est impossible pour moi... L’année dernière, je suis tombé gravement malade et mon médecin m’a ordonné l’air de la forêt. Ce que je me suis ennuyé, dans cette forêt, loin de mon boulevard. Alors j’ai pris le parti de me construire un petit bout de boulevard avec ses accessoires, dans un morceau de forêt que j’ai acheté... Ces messieurs que vous apercevez, qui ont des têtes de généraux, d’avocats, de grands commerçants, sont de simples bûcherons à qui je taille les cheveux et la barbe, pour me donner l’illusion de la société parisienne. Vous allez peut-être vous moquer de moi, mais ça suffit à ma félicité.

Nous ne nous moquâmes pas de lui, bien au contraire ; car un homme qui sait se rendre heureux avec une simple illusion est infiniment plus malin que celui qui se désespère avec la réalité.

Alphonse Allais