« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le bleu du ciel

 

 

 

 

 

 

Je sortis passablement saoul d'un taxi devant chez Francis. Sans rien dire, j'allai m'asseoir à une table à côté de quelques amis que j'étais venu retrouver. La compagnie était bonne pour moi, la compagnie m'éloignait de la mégalomanie. Je n'étais pas le seul à avoir bu. Nous sommes allés dîner dans un restaurant de chauffeurs : il y avait seulement trois femmes. La table fut bientôt couverte d'une quantité de bouteilles de vin rouge vides ou à moitié vides.

Ma voisine s'appelait Xénie. A la fin du repas, elle me dit qu'elle revenait de la campagne et que, dans la maison où elle avait passé la nuit, elle avait vu aux cabinets un vase de nuit plein d'un liquide blanchâtre au milieu duquel une mouche se noyait : elle en parlait sous prétexte que je mangeais un cœur à la crème et que la couleur du lait la dégoûtait. Elle mangeait du boudin et buvait tout le vin rouge que je lui versais. Elle avalait les morceaux de boudin comme une fille de ferme, mais c'était une affectation. C'était simplement une fille désœuvrée et trop riche. Je vis devant son assiette une revue d'avant-garde à couverture verte qu'elle traînait avec elle. Je l'ouvris et je tombai sur une phrase dans laquelle un curé de campagne retirait un cœur du fumier au bout d'une fourche. J'étais de plus en plus ivre et l'image de la mouche noyée dans un vase de nuit s'associait au visage de Xénie. Xénie était pâle, elle avait dans le cou de vilaines touffes de cheveux, des pattes de mouche. Ses gants de peau blanche étaient immaculés sur la nappe de papier à côté des miettes de pain et des taches de vin rouge. Je cachai une fourchette dans ma main droite, j'allongeais doucement cette main sur la cuisse de Xénie.

 

A ce moment, j'avais une voix chevrotante d'ivrogne, mais c'était en partie une comédie. Je lui dis :

— Tu as le cœur frais...

Je me suis mis à rire tout à coup. Je venais de penser (comme si cela avait eu quoi que ce soit de risible) : un cœur à la crème... Je commençais à avoir envie de vomir.

Elle était apparemment déprimée, mais elle répondit sans mauvaise humeur, conciliante :

— Je vais vous décevoir, mais c'est vrai : je n'ai pas encore beaucoup bu et je ne voudrais pas mentir pour vous amuser. 

— Alors..., ai-je dit.

A travers la robe, j'enfonçai brutalement les dents de la fourchette dans la cuisse. Elle poussa un cri et dans le mouvement désordonné qu'elle fit pour m'échapper, elle renversa deux verres de vin rouge. Elle recula sa chaise et dut relever sa robe pour voir la blessure. Le linge était joli, la nudité des cuisses me plut; l'une des dents, plus pointue, avait traversé la peau et le sang coulait, mais c'était une blessure insignifiante. Je me précipitai : elle n'eut pas le temps de m'empêcher de coller mes deux lèvres à même la cuisse et d'avaler la petite quantité de sang que je venais de faire couler. Les autres regardaient, un peu surpris, avec un rire embarrassé... Mais ils virent que Xénie, si pâle qu'elle soit, pleurait avec modération. elle était plus ivre qu'elle n'aurait cru : elle continua de pleurer mais sur mon bras. Alors je remplis son verre renversé de vin rouge et la fis boire.

 

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Georges Bataille / Le bleu du ciel (extrait).