« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

le monde change

 

 

 

 

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tout se transfigure, tout est sacré,

chaque chambre est le centre du monde,

est la première nuit, le premier jour,

le monde naît lorsqu'elle et lui s'embrassent,

goutte de lumière aux entrailles transparentes

la chambre comme un fruit s'entrouvre

ou éclate comme un astre taciturne

et les lois rongées par les rats,

les grilles des banques et des prisons,

les grilles de papier, les fils de fer barbelés,

les timbres, les épines, les piquants,

le sermon monocorde des armes,

le scorpion mielleux à barrette,

le tigre à gibus, président

du Club Végétarien et de la Croix Rouge,

l'âne pédagogue, le crocodile

jouant au rédempteur, le père des peuples,

le Chef, le requin, l'architecte

de l'avenir, le cochon en uniforme,

le fils préféré de l'Église

qui lave sa noire denture

avec l'eau bénite et prend des leçons

d'anglais et de démocratie, les parois

invisibles, les masques pourris

qui séparent l'homme des hommes,

l'homme de lui-même,

            s'écroulent

pendant un instant immense et nous entrevoyons

notre unité perdue, la détresse

d'être, la gloire d'être encore,

le partage du pain, le soleil, la mort,

la stupeur oubliée de vivre;

 

aimer est combattre, le monde change

quand deux amants s'embrassent, les désirs s'incarnent,

la pensée s'incarne, des ailes croissent

sur les épaules de l'esclave, le monde

est réel et tangible, le vin est vin,

le pain retrouve sa saveur, l'eau est de l'eau;

aimer est combattre, ouvrir des portes,

cesser d'être un fantôme avec un matricule

condamné à la chaîne perpétuelle

par un maître sans visage;

            le monde change

quand deux êtres se regardent et se reconnaissent,

aimer est se dépouiller de son nom :

« permets que je sois ta putain », ce sont les paroles

d'Héloïse, mais il céda aux lois,

la prit pour épouse et comme récompense

il fut châtré;

        mieux vaut le crime,

les amants qui se suicident, l'inceste

du frère et de la sœur, miroirs

amoureux de leur ressemblance

mieux vaut manger le pain empoisonné,

l'adultère dans des lits de cendre,

les amours féroces, le délire,

son lierre vénéneux, le sodomite

qui, comme un œillet à la boutonnière

porte un crachat, mieux vaut être lapidé

sur les places que de tourner la noria

qui exprime la substance de la vie,

change l'éternité en heures creuses,

les minutes en prisons, le temps

en pièces de billon et en chiasse abstraite;

 

mieux vaut la chasteté, fleur invisible

qui se balance sur les tiges du silence,

le difficile diamant des saints

qui filtre les désirs, rassasie le temps,

noces de la quiétude et du mouvement,

la solitude chante dans sa corolle,

chaque heure est un pétale de cristal,

le monde se dépouille de ses masques,

et en son centre, vibrante transparence,

ce que nous appelons Dieu, l'être sans nom,

se contemple dans le néant, l'être sans visage

émerge de lui-même, soleil des soleils,

plénitude de présences et de noms;

 

 

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Octavio Paz / Pierre de Soleil (extrait).
Traduction de Benjamin Perret.