« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES ORIGINES

 

 





On nait tou­jours d’un doute.

D’une embus­cade en coup de fusil au coin d’un lit

Alors que la radio des autres hurle au quar­tier tran­quille per­fo­rant le silence tapis aux réver­bè­res.

Sous le regard hor­ri­fié des anten­nes du monde prê­tes à ren­dre compte.

On nait tou­jours d’un doute.

Sur une mar­che d’église où la pluie saute-mou­tonne avec la barde du sacris­tain.

Dans la fiè­vre mal payée des accou­che­ments par ordi­na­teur

Dans un taxi.

Dont le chauf­feur obèse se retourne à cha­que mètre l’oei sur ses cous­sins par­lant de prise en charge, de mau­vaise reprise et de licen­cie­ment abu­sif.

Sous les mains inex­per­tes d’une matrone aux ais­sel­les poi­lues comme cel­les d’un Satan.

On nait tou­jours d’un doute

Sans mar­raine mira­cle pour créer l’atmo­sphère d’un ave­nir à per­cer.

Heu­reux et sans sou­cis.

A l’hôpi­tal des pau­vres parce que la neige est tom­bée bien plus tôt que prévu.

Dans un com­mis­sa­riat

Dans la pèle­rine encore chaude des coups d’une mani­fes­ta­tion avor­tée.

Dans un esca­lier - entre le qua­trième et le cin­quième - avec pour tou­jours la trouille des ascen­seurs.

On nait tou­jours d’un doute

Sur le paillas­son beige de l’ultime con­cierge en forme de cor­don qu’il fau­dra bien cou­per.

Dans un pas­sage obs­cur où se règlent les comp­tes quand ils de- vien­nent trop lourds.

A l’armée du salut coincé entre deux cor­des pour toute vie vécue.

Sur une bar­ri­cade comme une petite fleur aux péta­les mitraillés.

En pré­ma­tu­ré­ment

Une vie en trop

trois siè­cles en retard

et tou­jours avant terme.

En cou­veuse pour gros­sir.

Les deux pieds dans le vide et la tête fétale trop près des blancs bon­nets.

Les yeux sur les orbi­tes des rails pour regar­der plus loin que l’âge des séma­pho­res.

On naît tou­jours d’un doute.

Dans la sau­vette rance des tuli­pes de Hol­lande en panne d’effu­sion.

A la barbe des muset­tes aux casse-croûte gar­gan­tues­ques.

Au milieu malé­fi­que de mille maré­ca­ges qui se refer­ment ensem­ble autour de votre cou

Dans la lunette d’un car­can.

Sur des che­mins de halage rom­pus à tous les tra­que­nards des ber­ges.

Au milieu des hom­mes

Pas très loin d’une étoile.

On naît tou­jours d’un doute.

Jean Pierre Lesieur / extrait de manuel de sur­vie pour un adulte ina­dap­té