Le Bordel des poètes - Mot-clé - Francisco de Quevedo2024-03-28T09:44:40+01:00Dom Corrierasurn:md5:962ce3df297678cdb7de1ccf0bda1031DotclearCHANSONurn:md5:f3776c9da0e2a6cc9bcfd4b6de724c6d2023-07-09T08:26:00+02:002023-07-09T08:26:00+02:00domcorrierasPoèmes & chansonsFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
<hr /> <p> </p>
<p><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/frases-de-quevedo.jpg"><img alt="" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/.frases-de-quevedo_m.jpg" style="margin: 0 auto; display: table;" /></a></p>
<p> </p>
<p> </p>
<p>Moi, fils de pute, je confesse<br />
qu'ayant pour toi de l'amour je manquais de<br />
[cervelle.<br />
Je pensais que tu étais femme honnête :<br />
il n'y a en ce monde vérité plus éprouvée.<br />
Mais tu fis tant et si bien la mijaurée<br />
qu'à la fin tu n'en fis qu'à ta tête.<br />
Qu'on me pende si l'on pouvait penser<br />
que d'un tel visage sortirait tant de fourberie.</p>
<p>La bouche petite et mince<br />
à tous lance ses effluves de viande avariée ;<br />
les dents audacieuses<br />
à peine peuvent-elles manger tant sont rentrées ;<br />
avec force raison j'affirme<br />
que les doux vers sont mensonges remplis,<br />
car ce que de nombreuses chansons nomment<br />
[des perles pures<br />
ne sont plus chez elle que de putrides caries.</p>
<p>Si d'aventure en ta tignasse quelque pou<br />
élisait domicile, comme une pauvre âme en peine<br />
on le devrait considérer,<br />
car ta crinière est son purgatoire.<br />
J'appelais ta face décomposée « soleil »<br />
pour ce que le soleil lui prête de venin,<br />
en tes lèvres grenade,<br />
étant, comme on le peut voir, de chair humaine.</p>
<p>Ce qui de tout cela le plus me chagrine<br />
est de constater que pour le geste tu as l'œil ;<br />
j'ai assez pratiqué tes lubies<br />
qui guignent à la suite des espèces sonnantes<br />
sans jamais dédaigner le moindre centime :<br />
qu'ils s'additionnent par quartiers, tout comme<br />
[la lune !<br />
Qu'il est triste celui qui, au milieu de tant<br />
[d'opulence,<br />
reçoit la monnaie de sa pièce et s'en trouve cocu !</p>
<p>Et ce qui m'affecte le plus<br />
est la mémoire de cette sainte vieille<br />
dont la demeure aurait pu<br />
être, par ses multiples pièges, souricière ;<br />
et dont les avis résident, sans en oublier aucun,<br />
tout entiers dans la finance et aucun dans l'économie.<br />
Que l'on me tonde si, en fin de compte,<br />
devant elle, je ne lui tire mon chapeau.</p>
<p>Mais alors qui trouvera les mots<br />
pour dire les dits et les faits<br />
de ce page benêt,<br />
de son larbin, corvéable à merci ;<br />
de ce coureur de fond qui, si tu en étais une autre,<br />
te ferait à son tour galoper et te monterait ?<br />
Mais rendons-lui justice,<br />
car il n'est en réalité qu'un garçon de course.</p>
<p>Ce ne fut pas un trait des moins habiles<br />
que de te laisser accroire que tu étais discrète,<br />
sage et matrone en sa saine raison.<br />
Jamais elle n'en douta, la bécasse !<br />
Laisse-moi donc, sans m'interrompre, un instant<br />
[de répit,<br />
ça n'est pas mince peine que de pouvoir se distraire !<br />
Bien assez ai donné, jusqu'à satiété,<br />
et soixante-dix fois te renie.</p>
<p> </p>
<p class="box180">Francisco de Quevedo /Poèmes satiriques et burlesques traduit de l'espagnol par Victor Martinez</p>Où je deviens comédien, poète et galant de nonnesurn:md5:249dcced85f6fc69286057b1791b62652023-06-15T07:47:00+02:002023-06-15T07:47:00+02:00domcorrierasProses & autres textesFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
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<p style="text-align: justify;"><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/lot.jpg"><img alt="" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/.lot_m.jpg" style="margin: 0 auto; display: table;" /></a></p>
<p> </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> Je finis par trouver une troupe de comédiens qui allaient à Tolède. Ils voyageaient dans trois carrioles, et Dieu fit que, parmi ces comédiens, je reconnus un de mes anciens compagnons à l'université d'Alcalà, qui avait renié l'étude et embrassé la profession. Je lui dis qu'il me fallait à tout prix quitter Madrid et partir à Tolède. Il eut beaucoup de mal à me remettre, et regardait mon visage balafré en se signant avec stupeur. Enfin, il me fit l'amitié, contre une somme d'argent, d'obtenir des autres une place pour que je voyage avec eux.<br />
Nous allions tous mêlés, hommes et femmes ; l'une d'entre elles — c'était la danseuse, qui jouait aussi les reines et les dames vénérables — me parut une catin tout à fait engageante. Le hasard m'avait placé à côté de son mari, et sans savoir à qui j'avais affaire, saisi du désir de la posséder, je demandai à mon voisin : « Dites, comment engager la conversation avec cette femme, et lui proposer de dépenser avec elle environ vingt écus ; je la trouve fort jolie. — Ce n'est pas à moi de vous le dire, car je suis son mari, répondit l'homme, et sa conduite ne me regarde pas. Mais pour parler froidement, car je ne me sens nullement piqué, sachez que quelle que soit la quantité d'argent que vous dépenserez pour elle, vous ne perdrez pas au change : il n'y a pas plus beau corps sur terre, ni garce d'humeur plus folâtre. » En achevant ces mots, il sauta à bas de la voiture et monta dans une autre, pour me laisser, je suppose, la liberté de parler à son épouse. La réponse de cet homme me parut tout à fait satisfaisante, et je compris qu'il était de ces gens dont un effronté a dit un jour qu'ils suivaient saint Paul, déformant sans vergogne le précepte énoncé par celui-ci : que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient point. Il va sans dire que je profitai de l'occasion pour m'entretenir avec la dame ; elle me demanda où j'allai et voulut savoir un peu quelle était ma vie. Enfin, après avoir longuement parlé, nous décidâmes d'attendre Tolède pour nous mettre à l'oeuvre.<br />
Nous faisions la route très gaiement quand, je ne sais par quel hasard, je récitai un passage de la Comédie de saint Alexis, que j'avais appris dans mon jeune âge ; je m'en tirai si bien, que je leur donnai l'envie de m'avoir parmi eux. Comme j'avais raconté mes déboires et malheurs à cet ami qui faisait partie de la troupe, il me demanda si j'accepterais d'entrer dans la bande, et se mit à dépeindre la vie des comédiens sous un jour fort plaisant. J'avais besoin d'un appui et je trouvai la fille à mon goût : je signai donc un engagement pour deux ans avec le directeur, qui fixa ma part et mes rôles. Là-dessus, nous arrivâmes à Tolède.<br />
On me donna à apprendre quelques-unes de ces Louanges qui servent de prologue, ainsi que des rôles de barbon, car j'avais la voix qui convenait. J'appris tout avec soin; et je dis ma première Louange à Tolède. Il était question — comme le veut l'usage — d'un vaisseau qui arrivait abîmé par la tempête, et la cale vide. Je disais « La scène représente le port » ; j'appelais l'auditoire « Auguste assemblée », demandais pardon pour les erreurs ou omissions de l'auteur; et je sortais. Quelques voix s'élevèrent pour m'applaudir : je m'en étais assez bien tiré.<br />
Nous jouâmes une pièce écrite par l'un de nous ; j'étais fort étonné de voir qu'un comédien pouvait aussi être un auteur, ayant cru jusque-là cette fonction réservée à des hommes doctes et savants, et non à des illettrés. De nos jours, il n'est pas un directeur de troupe qui n'écrive des pièces, pas un acteur qui ne vous gribouille une farce où s'affrontent Maures et chrétiens. Alors qu'avant, je me rappelle, on jouait des pièces du grand Lope de Vega ou de Fray Alonso Ramon, et de personne d'autre.<br />
À la première représentation, le public n'y comprit rien. Grâce à Dieu, la pièce commençait par une guerre, et j'entrais en scène armé et protégé d'un bouclier ; autrement, dès le deuxième jour, j'aurais fini sous une avalanche de coings pourris, de trognons de légumes et de vieux melons. On n'avait jamais vu pareil déluge, et la pièce le méritait bien ; elle présentait un roi de Normandie qui, on ne sait pourquoi, était habillé en ermite, et elle vous mettait au beau milieu deux laquais pour faire rire ; quand arrivait le dénouement, tout le monde se mariait, et voilà tout ! Bref, nous n'avions que ce que nous méritions !<br />
La troupe était furieuse contre l'auteur, moi surtout qui lui fis remarquer que nous l'avions échappé belle et qu'il devait en tirer leçon. Il me jura ses grands dieux qu'il n'y avait pas un mot de lui dans la pièce : qu'en prenant chez les uns et chez les autres, il avait fait un manteau de pauvre, tout rapiécé, et que nos ennuis venaient de ce qu'il avait mal cousu les morceaux. Il reconnut que les comédiens qui écrivaient des pièces devraient être tenus à restitution, car ils tiraient profit de celles qu'ils avaient jouées, ce qui était pour eux très facile ; que l'appât du gain, quelque trois ou quatre cents réaux, les poussaient à tenter ainsi leur chance. De plus, il m'avoua qu'au hasard de leurs tournées, bien des gens venaient leur proposer des pièces : « Nous les acceptons sous prétexte de les relire, nous les gardons, nous y ajoutons une ou deux bêtises, supprimons une réplique bien tournée, et déclarons que la pièce est de nous. » Il m'expliqua qu'aucun comédien n'avait jamais procédé autrement pour écrire le moindre couplet.<br />
L'astuce ne me parut pas mauvaise, et j'avoue que la tentation me prit d'essayer, d'autant que j'avais un penchant naturel pour la poésie : je connais quelques poètes, et j'avais lu Garcilaso. Je résolus donc de m'essayer à cet art. Entre mes écrits, la comédienne et les représentations, la vie s'écoulait paisiblement. Nous étions à Tolède depuis un mois ; j'écrivais de bonnes pièces qui effaçaient notre échec du début, j'avais même acquis un certain renom. On m'appelait Alonsete, car j'avais prétendu m'appeler Alonso ; on me surnommait Le Cruel, à cause d'un personnage que j'avais interprété, très applaudi par les spectateurs des galeries et le menu peuple. Je possédais trois habits complets, et les directeurs d'autres troupes cherchaient à me débaucher. Je parlais en homme averti qui connaît le théâtre ; je médisais des auteurs les plus renommés, critiquais les simagrées de Pinedo, faisais des voeux pour le repos éternel de Sanchez, trouvais Morales passable. On me demandait mon avis sur l'ornementation du théâtre et sur les décors. Si quelqu'un venait nous lire une pièce, c'était moi qu'on chargeait de l'écouter.<br />
Encouragé par tant de succès, je perdis ma virginité de poète, et commis une complainte en vers de huit pieds, puis j'écrivis un intermède qui fut bien accueilli. Je m'aventurai alors à composer une pièce ; elle ne pouvait manquer d'être divine, puisqu'elle célébrait Notre Dame du Rosaire. Elle commençait au .son des flûtes, et montrait, comme c'était l'usage en ce temps-là, des âmes du Purgatoire, et des démons qui font « hou! hou! hou ! » quand ils entrent en scène, et « ha ! ha ! ha ! » quand ils sortent. Les gens de Tolède aimaient trouver le mot Satan dans mes couplets, et entendre débattre si le diable était tombé du ciel, etc. Bref, ma pièce fut jouée, et avec succès.<br />
Je ne parvenais plus à répondre à la demande, tant j'étais assailli par les amoureux qui voulaient, l'un un couplet sur des sourcils, l'autre sur des yeux, un troisième un sonnet sur des mains, un autre encore un rondeau pour des cheveux. Chaque partie du corps avait son prix, mais comme je n'étais pas le seul à tenir boutique, je vendais au rabais pour attirer la clientèle.<br />
Et ne parlons pas des cantiques ! Sacristains et servantes ne me laissaient aucun répit ; j'aurais pu vivre des prières que j'écrivais pour les aveugles — à huit réaux chacune —; je me rappelle avoir fait alors celle du Juste Juge, solennelle et sonore, qui se prêtait à toutes les mimiques. J'écrivis pour un aveugle (qui les signa de son nom) ce cantique si connu qui commence par :</p>
<p style="text-align: justify;"> Notre Mère du Verbe lustral<br />
Ô toi la Fille du divin Père<br />
Donne-nous ta grâce virginale, etc.</p>
<p style="text-align: justify;"> C'est moi qui, le premier, eus l'idée de terminer mes strophes à la manière des sermons, par un « ici sa grâce, au-delà sa gloire», dans ce couplet où parle un captif de Tétouan</p>
<p style="text-align: justify;"> Demandons du fond du coeur<br />
Au grand roi d'en haut, sans tache,<br />
Qui connaît notre ferveur,<br />
D'accorder ici sa grâce,<br />
Et sa gloire dans l'au-delà. Amen</p>
<p style="text-align: justify;"> J'avais le vent en poupe, j'étais riche et prospère ; je me voyais déjà directeur d'une compagnie. Mon logis était fort bien pourvu, car j'avais eu l'idée — le diable lui-même n'aurait pas trouvé mieux — d'acheter quelques-unes de ces couvertures de mulets accrochées dans les auberges, et de les mettre sur mes murs. Elles m'avaient coûté à peine vingt-cinq ou trente réaux, et faisaient plus bel effet que les tapisseries du roi, car on pouvait voir au travers, tellement elles étaient déchirées, tandis que celles du roi ne laissent sûrement rien voir.<br />
Il m'arriva, à cette époque, l'aventure la plus plaisante du monde, et bien que je m'y montre à mon désavantage, je vais la raconter. Les jours où j'écrivais mes pièces, je me retirais dans mon grenier, d'où je ne descendais pas même pour me nourrir : une servante me montait les repas. J'avais l'habitude d'écrire en déclamant tout haut, comme si j'étais déjà sur scène. Or, le diable en ayant décidé ainsi, au moment précis où la servante montait l'escalier, qui était étroit et sombre, avec la marmite et les assiettes dans les mains, j'écrivais un passage où il était question de chasse au gros gibier ; et tout en écrivant, je criais très fort :</p>
<p style="text-align: justify;"> Sauve-toi de l'ours, le voilà,<br />
Lui qui vient de me déchirer<br />
et descend se jeter sur toi.</p>
<p style="text-align: justify;"> La servante — une Galicienne —, entendant « se jeter sur toi » et « me déchirer » crut que c'était vrai, et que je la prévenais du danger. La voilà qui fuit, mais, dans son trouble, elle marche sur sa jupe et roule au bas de l'escalier, renversant la marmite, brisant les assiettes ; puis elle se précipite dans la rue, criant qu'un ours était en train de tuer un homme. Je me précipitai à mon tour derrière elle, mais tout le voisinage était déjà en émoi, me demandant ce que l'ours m'avait fait. J'eus beau leur expliquer que c'était une erreur de la pauvre fille, qu'il s'agissait comme je viens de le dire, d'une pièce que j'écrivais : on ne voulut pas me croire. Ce jour-là, je dus me passer de dîner. Les comédiens de la troupe l'apprirent, et toute la ville en fit des gorges chaudes. Et il m'arriva beaucoup d'aventures semblables, tant que je persévérai dans le métier d'auteur et le triste état de comédien.<br />
Mais bientôt, comme on savait que notre directeur avait fait de bonnes affaires à Tolède, on le traîna en justice pour je ne sais quelles dettes, et on le mit en prison — tous les directeurs finissent de la même manière. À la suite de quoi, la troupe fut démembrée, et chacun s'en alla de son côté. À dire vrai, mes amis voulurent m'entraîner avec eux dans d'autres troupes ; mais je n'aspirais guère à pratiquer ce métier, que j'avais exercé uniquement par nécessité ; aussi, me voyant bien pourvu et bien vêtu, je ne pensai plus qu'à en profiter.<br />
Je pris congé de tous mes compagnons ; ils quittèrent la ville, et moi, croyant renoncer à ma vie de débauche en abandonnant la profession de comédien, je devins, sans vouloir offenser personne, un amoureux de grille, ou de coiffe, ou, pour parler plus clairement, un postulant à la paternité de1l'Antéchrist, autrement dit un galant de nonnes. L'occasion se présenta en la personne d'une religieuse qui m'avait chargé de lui écrire de nombreux cantiques, et qui prit du goût pour ma personne un jour de la Fête-Dieu où je jouais le rôle de saint Jean l'Évangéliste, patron de son ordre. Cette femme me donnait de multiples marques d'attention ; elle m'avait avoué que la seule chose qu'elle déplorait était de me savoir comédien — je m'étais fait passer pour le fils d'un noble gentilhomme — et qu'elle se sentait pleine de compassion à mon égard. Je me décidai enfin à lui écrire le billet que voici :</p>
<p style="text-align: center;">LETTRE</p>
<p style="text-align: justify;"> « Afin de vous complaire, et malgré mes engagements, j'ai quitté la compagnie ; car toute compagnie où vous ne figurez pas m'est solitude. Je serai d'autant plus à vous que je m'appartiens davantage. Prévenez-moi quand il y aura parloir, et je saurai alors quand j'aurai le plaisir..., etc. »</p>
<p style="text-align: justify;"> La tourière lui apporta le billet. Qui pourrait dire la joie qu'éprouva la bonne religieuse quand elle apprit que j'avais abandonné la profession. Elle me répondit comme suit :</p>
<p style="text-align: center;">RÉPONSE</p>
<p justify="" style="text-align: justify; « Je compte bien recevoir des félicitations pour votre nouvel état et non vous en envoyer ; je ne m'en réjouirais point, si je ne savais que mes désirs et votre bien sont tout un. Nous pouvons dire que vous êtes revenu à vous ; il ne vous reste plus qu'à montrer de la persévérance, qui se mesurera à l'aune de la mienne. Je doute qu'il y ait aujourd'hui parloir, mais ne manquez pas d'assister à vêpres, nous nous y verrons, puis venez à ma fenêtre ; et peut-être trouverai-je moyen de fausser compagnie à nôtre mère abbesse. Adieu. »</p>
<p style=" text-align:=""> « Je compte bien recevoir des félicitations pour votre nouvel état et non vous en envoyer ; je ne m'en réjouirais point, si je ne savais que mes désirs et votre bien sont tout un. Nous pouvons dire que vous êtes revenu à vous ; il ne vous reste plus qu'à montrer de la persévérance, qui se mesurera à l'aune de la mienne. Je doute qu'il y ait aujourd'hui parloir, mais ne manquez pas d'assister à vêpres, nous nous y verrons, puis venez à ma fenêtre ; et peut-être trouverai-je moyen de fausser compagnie à nôtre mère abbesse. Adieu. »</p>
<p justify="" style="text-align: justify; « Je compte bien recevoir des félicitations pour votre nouvel état et non vous en envoyer ; je ne m'en réjouirais point, si je ne savais que mes désirs et votre bien sont tout un. Nous pouvons dire que vous êtes revenu à vous ; il ne vous reste plus qu'à montrer de la persévérance, qui se mesurera à l'aune de la mienne. Je doute qu'il y ait aujourd'hui parloir, mais ne manquez pas d'assister à vêpres, nous nous y verrons, puis venez à ma fenêtre ; et peut-être trouverai-je moyen de fausser compagnie à nôtre mère abbesse. Adieu. »</p>
<p style=" text-align:=""> Le billet me parut prometteur : la nonne était non seulement jolie, mais elle avait de l'esprit. Je dînai et revêtis l'habit avec lequel je jouais sur scène les rôles de galant. Puis je me rendis tout droit à l'église ; après avoir un peu prié, je scrutai tous les entrelacs et ouvertures de la grille, espérant la voir. Enfin, grâce à Dieu — au diable, plutôt —, j'entends notre signal habituel : elle se met à tousser. J'en fais de même : et voilà que s'élève une tousserie d'enfer, à croire que nous étions tous catarrheux ou qu'on avait jeté du poivre dans l'église. J'étais las de tousser, quand je vis apparaître à la grille une vieille qui crachait tant et plus ; fort dépité de ma méprise, je compris combien pareil signal est hasardeux dans un couvent ; car si c'est bien un signal pour les jeunes nonnes, pour les vieilles, c'est une indisposition habituelle ; certains galants se laissent prendre à ce qu'ils croient être le chant du rossignol, et voient apparaître un corbeau coassant.<br />
Je restai un long moment dans l'église à attendre le commencement des vêpres. Je les entendis jusqu'au bout, comme le font tous les galants de nonnes, et c'est pourquoi on les appelle des « amoureux solennels » : à cause de toutes les vêpres auxquelles ils assistent, et aussi parce que, dans leurs amours, ils en restent à vêpres sans jamais arriver à complies.<br />
C'est par paires que j'ai entendu les vêpres, tant j'étais assidu! J'avais le cou deux fois plus long que lorsque je m'étais engagé dans ces galanteries, à force de me hausser pour voir ma belle. J'étais devenu le grand ami du sacristain et de l'enfant de choeur : quant au vicaire, un joyeux drille, il m'accueillait fort aimablement. J'avais un port si raide qu'on aurait dit que je déjeunais de broches à rôtir et dînais d'un carquois plein de flèches.<br />
J'allai donc, comme convenu, faire ma cour sous les fenêtres du couvent ; l'endroit avait beau être grand, il fourmillait de dévots et on devait envoyer quelqu'un vous retenir la place dès midi, comme au théâtre pour une nouvelle pièce. Bref, je me mis où je pouvais. La seule vue des étranges postures que prenaient les galants était déjà un spectacle. L'un gardait le regard fixe, sans ciller, une main sur le pommeau de l'épée et l'autre à son rosaire, tel une statue de pierre sur un tombeau. Un autre, bras tendus et mains tournées vers le ciel à la manière des séraphins, recevait sans doute les stigmates ; un troisième, la bouche plus ouverte que celle d'une vieille mendiante, montrait à sa belle, sans un mot, ses entrailles par le gosier; un autre encore, collé à la paroi, pesait de tout son poids sur les briques, comme s'il avait voulu se mesurer à ce coin de la muraille. Celui-ci marchait en se déhanchant comme si on devait l'aimer pour son amble, comme une mule. Celui-là, une lettre à la main, avait l'air d'un chasseur qui rappelle son faucon en agitant un morceau de viande. Les jaloux faisaient bande à part. Certains ricanaient par petits groupes, en levant les yeux vers les nonnes ; d'autres lisaient des poèmes et les leur montraient ; tel autre, pour provoquer le dépit de sa belle, allait et venait sur la place en tenant une femme par la main ; tel autre encore parlait avec une servante, qui venait en catimini lui faire une commission.<br />
Tout cela se passait en bas, parmi nous ; mais là-haut, où étaient les nonnes, ce n'était guère mieux. La tourelle où elles avaient leurs galeries était remplie d'ouvertures un mur si ajouré qu'on aurait dit un sablier, ou encore un brûle-parfum. Chaque orifice offrait un aperçu différent. Ici, un fricot de jours maigres : seulement des mains et des pieds ; plus loin, un ragoût de bas morceaux : têtes et langues, mais sans cervelle ; ailleurs, c'était un étal de colporteur : l'une montrait son rosaire, l'autre agitait un mouchoir, ou bien un gant, ou encore un ruban vert... Celle-ci parlait haut, celle-là toussait, une autre secouait ses doigts et appelait frénétiquement « hé ! hé ! », comme un vendeur pour attirer les regards.<br />
Quand vient l'été, on peut dire que les galants de nonnes non seulement se chauffent, mais se grillent au soleil ; et il est fort plaisant de les voir si bien cuits, alors qu'elles restent toutes crues. En hiver, à cause de l'humidité, il arrive qu'il vous pousse du cresson et des arbustes sur tout le corps. La neige ne nous épargne pas plus que la pluie. Et tout cela, au bout du compte, pour voir une femme à travers un grillage ou un carreau teinté, comme une relique. Si elle parle, c'est être amoureux d'un merle en cage ; et si elle ne dit mot, d'un portrait. Les faveurs que l'on obtient restent toujours en surface, sans jamais toucher le but : à peine une passacaille avec les doigts. On écrase le visage contre la grille, on décoche les mots doux par les meurtrières. On aime en cachette. Les entretiens, toujours d'une voix chuchotée, comme à confesse ! Et il faut supporter une vieille qui grogne, une gardienne qui rognonne, une tourière qui trahit ! Mais le comble, c'est qu'elles nous accusent de courtiser d'autres femmes que des nonnes, alors qu'elles prétendent être les seules à savoir aimer ; et elles trouvent toute sorte d'arguments diaboliques pour nous le prouver.<br />
J'en étais déjà à appeler l'abbesse « Madame », le vicaire « Mon père » et le sacristain « Mon frère » : voilà, au mieux, à quoi peut prétendre avec le temps un galant sans espoir. J'eus bientôt assez des tourières qui me renvoyaient, et des nonnes qui m'appelaient. Je trouvais que je payais un prix trop élevé pour l'enfer, que d'autres s'offrent à si bon marché sur cette terre et par des moyens si agréables. Je voyais bien que je me damnais à coup sûr, et seulement pour avoir usé du toucher. Si je conversais avec ma belle, afin de ne pas être entendu par tous ceux qui, comme moi, étaient aux fenêtres, j'enfonçais si fort ma tête dans la grille que, pendant les deux jours qui suivaient, je gardais sur le front la marque des barreaux, et je parlais aussi bas qu'un prêtre quand il consacre l'hostie. Quiconque me voyait, me lançait aussitôt : « Maudit sois-tu, écumeur de couvents » et autres insultes.<br />
Tout cela me donnait à réfléchir, et j'avais presque décidé de planter là ma nonne, même si je devais y perdre mon gagne-pain. Ma résolution fut prise le jour de la fête de saint Jean l'Évangéliste, car j'eus alors la preuve de ce que valent ces femmes-là. Qu'il vous suffise de savoir que les religieuses baptistes firent exprès de s'enrouer, si bien qu'au lieu de chanter la messe, elles la gémirent ; elles ne s'étaient pas lavé le visage et avaient mis leur plus vieil habit. Quant aux dévots de ces dames baptistes, pour discréditer la fête, ils apportèrent à l'église des tabourets, au lieu de chaises, et invitèrent quantité de ces gueux qui traînent dans les marchés à viande. Quand je vis que les unes au nom d'un saint et les autres au nom de l'autre, les traitaient tous avec si peu d'égards, je m'arrangeai pour soustraire à ma nonne, sous prétexte d'une loterie, cinquante écus en ouvrages, bas de soie, boursettes ambrées et confitures, et je partis pour Séville, craignant, si je m'attardais en ces lieux, de voir pousser des mandragores dans les parloirs.<br />
Je laisse mon lecteur juger des regrets qu'eut ma nonne — plus de ce que je lui emportais que de mon inconstance.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p class="box180">Francisco de Quevedo y Villegas / (El Buscón) La vie du truand don Pablos de Segovie, vagabond exemplaire et modèle des filous.<br />
Traduit de l'espagnol par Aline Schulman<br />
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</p>HEURS & MALHEURS DU TROU DU CULurn:md5:d883d662e1c1aa5f19019261ca327b352023-06-09T08:27:00+02:002023-06-09T08:27:00+02:00domcorrierasProses & autres textesFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
<hr /> <p> </p>
<h3 style="text-align: center;"><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/Heurs-Couv-img20230607_10373956.jpg"><img alt="" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/.Heurs-Couv-img20230607_10373956_m.jpg" style="margin: 0 auto; display: table;" /></a></h3>
<p> </p>
<h3 style="text-align: center;"> </h3>
<h3 style="text-align: center;"> HEURS DU TROU DU CUL</h3>
<p style="text-align: justify;"><br />
Ceux qui savent que toutes choses grandes en noblesse et vertu courent le risque d'être méprisées par la fortune ne s'étonneront pas de ce que le cul soit si malheureux, lui en particulier qui réclame davantage d'empire et de vénération que les autres parties du corps ; car il est, à y bien regarder, le plus parfait, le mieux placé et le plus favorisé de la Nature, puisque sa forme est circulaire comme la sphère, et qu'il est divisé par un diamètre ou zodiaque comme elle. Sa position est centrale comme celle du soleil ; son toucher est doux; il n'a qu'un seul oeil, ce pour quoi certains l'ont voulu appeler borgne, et si nous y regardons mieux, il doit être pour cela loué, car il s'apparente aux cyclopes, qui avaient un seul oeil et descendaient des dieux de la vue<sup>1</sup>.<br />
S'il n'a qu'un seul oeil, c'est à cause d'Amour tout-puissant (car Amour est aveugle), outre que le trou du cul, du fait de sa grave et haute autorité, ne consent à abuser de pupille ; et en y regardant de plus près, il est plus apte à voir que les yeux, car, bien qu'il ne soit pas si limpide, il a meilleure tournure. Sinon, voyez ceux-là, dépourvus de tout art; si lisses qu'ils n'ont aucune ornementation, contrairement au trou du cul, riche de plis et de moulures, d'ourlets et de bordures, avec un sourcil qui peut s'apparenter à la queue d'une rosse, ou à la barbe d'un lettré ou d'un médecin. Et on le conserve ainsi, comme chose indispensable, précieuse et belle, bien caché au plus près du corps, enfoui entre deux murailles de fesses, enseveli dans une chemise, enveloppé dans des chiffons, engainé dans des hauts-de-chausses, emmitouflé dans un manteau, et pour cela dit-on « Baise-moi là où le soleil n'entre pas. » Ce qui n'est point le cas des yeux, car il n'y a paille qui ne les gêne, poussière qui ne les trouble, éclair qui ne les aveugle, obstacle qui ne les masque, chute qui ne les tourmente, mal ou tristesse qui ne les attendrissent.<br />
Considérons le très révérend père trou du cul, qui se laisse tripoter et manipuler si familièrement par toute ordure et tout élément de basse nature. Nous ajouterons en outre que le trou du cul est plus nécessaire que les yeux ; car sans yeux on peut vivre, mais sans trou au cul, ni mourir ni vivre.<br />
On sait par ailleurs qu'il s'est trouvé nombre de philosophes et d'anachorètes qui, pour vivre en chasteté, se sont privés de la vue, eux et les chrétiens les appelant communément «fenêtres de l'âme », par où se boit le poison des vices. C'est par les yeux qu'il y a séductions, incestes, stupres, morts, adultères, haines et vols. Mais quand, à cause du pacifique et vertueux trou du cul, y eut-il scandale, inquiétude ou guerre de par le monde ? Quand, à cause de lui, aucun chrétien n'apprit ses prières, s'en alla quêter dans les rues ou eut besoin de guide, comme l'on voit chaque jour par aveuglement des yeux, qui exposés à tout vent et à toute inclémence, à trop lire, forniquer, à cause d'une purge, d'une prise de tabac, laissent un chrétien aux abois?<br />
Prouvez que le trou du cul a tué des jeunes hommes, des chevaux, des chiens, etc. ; qu'il a flétri des plantes et des fleurs, comme le font les yeux, réputés pour leur nuisance : ce par quoi on dit qu'il y a mauvais oeil. Quand aura-t-on vu que par lui on ait pendu quelqu'un, comme à cause des yeux, quand un témoin est pressé par les calomnies d'un greffier ? Outre que le trou du cul est un et son pouvoir si absolu, qu'il peut davantage que les deux yeux. Quand a-t-on vu qu'en questions de respect de la loi on ait mis en cause le trou du cul ?<br />
Le reste, son voisinage, est sans comparaison possible, car il est toujours, chez les hommes et les femmes, voisin des parties génitales ; et l'on démontre ainsi qu'il est bon, d'après le proverbe : <em>Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es</em>. Il s'estime en meilleur voisinage et compagnie que les yeux, puisque ceux-ci sont voisins des poux et des pellicules de la tête, de la morve du nez, des glaires de la bouche et de la cire des oreilles, ce qui plaide clairement en faveur du sérénissime oeil, le trou du cul.<br />
Et si nous voulons rendre plus subtile cette considération, nous verrons que dans les yeux on trouve habituellement mille accidents, des voiles, des cataractes, des nuages et beaucoup d'autres maux ; mais dans le trou du cul jamais il n'y eut de nuages, car il est limpide et serein ; que, au mieux, il peut usuellement tonner, et c'est matière à rire et à plaisanterie.<br />
Car comment prétendre qu'il n'est pas un organe qui fait plaisir aux gens ? Demandez-le à celui qui avec joie décharge, car il vous répondra selon le proverbe connu qui, pour proclamer qu'on aimait quelqu'un avec effusion, disait : «Je t'aime davantage qu'une bonne envie de chier. » Et l'autre Portugais2, qui pénétra davantage cette matière, dit : « Qu'il n'y aurait dans le monde plaisir tel que chier s'il recelait des baisers » ; et il dit bien, en cela aidé par sa connaissance intime des pouvoirs de la queue. Car que dirons-nous si nous prouvons ce point avec un texte du philosophe qui affirma :</p>
<p style="text-align: justify;"><em> Il n'y a contentement dans cette vie<br />
que l'on puisse comparer<br />
au plaisir de chier.</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Un autre dit combien le corps jouissait de repos après avoir chié :</p>
<p style="text-align: justify;"><em> Il n'y a de plaisir plus reposant<br />
que celui qu'on trouve en chiant.</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Les noms, enfin, qu'il a sont loin d'être sans saveur. On l'appelle derrière, parce qu'il a pour serviteurs, placées devant lui, toutes les autres parties du corps, et qu'il a sur elles un empire particulier; cul, forme si remarquablement réussie, qui entraîne après lui la bouche de celui qui le nomme ; et il y en a qui l'ont désigné par des termes très graves et latins, appelant les fesses <em>antiphone</em>, parce qu'elles sont deux; d'autres, plus pertinemment, l'ont appelé <em>séant</em>; certains, <em>noeud-coulant</em>, et je n'ai pu en démêler l'origine, quels que soient les nombreux livres que j'ai pu consulter ; j'ai trouvé au mieux qu'on devait dire <em>peau-de-figue</em>, pour son apparence naturellement ridée et blette.<br />
Je suis tombé avec plus de facilité sur les raisons qu'on avait d'appeler le joli trou du cul <em>trousseau de clés</em> : pour la rondeur de l'anneau et les nombreuses moulures qui produisent ce même ourlet, et cela se marie bien avec ceux qui nomment <em>coffre</em> le cul, ce qui est lui donner serrure.<br />
Et chez les animaux nous voyons que la Nature recouvre leur cul d'une queue ou appendice, pour qu'en tant que partie plus nécessaire et secrète il fût<br />
accompagné, couvert et protégé, et avec chasse-mouches pour l'été ; il en est de même chez les oiseaux.<br />
Si l'on regarde ses occupations, il fait ce que personne ne fit jamais ni ne put faire, car en ce monde nous avons tous besoin des autres pour garant : le policier du magistrat, le magistrat du juge, le juge du président, le président du roi. Mais le cul se légitime lui-même, et légitime-t-il le président parfois, car ainsi désigne-t-on le pot de chambre (autrement nommé <em>serviteur</em>, terme équivoque pour les chevaliers servants de ces dames).<br />
Le cul ne supporte point la comparaison, même si tu me prouves qu'il fait des diarrhées, à l'imitation de tant d'autres, car ce qu'il fait ce sont des étrons, qui sont des bornes ultimes, pour donner à entendre qu'en arrivant au cul il n'y a pas à passer au-delà.<br />
Il est remarquable que dans les ventes aux enchères on dise : « Quelqu'un pousse-t-il ? » ; car je ne sais si l'on invite à chier (au sens propre de pousser) ou à acheter ; comme quoi il est vrai qu'il a de telles prérogatives qu'on se sert de ses formes pour parler d'autres choses.<br />
Jusqu'à ses excréments ou à sa merde (passe ton chemin, ne va pas te dégoûter d'un plat si savoureux) qui ne soient profitables ; car on sait qu'on ne fait aucun remède des chassies des yeux, et ni ces excréments, ni ceux de la bouche, des oreilles ou du nez ne sont en rien utiles ; mais les médecins galénistes3 et les apothicaires droguistes soutiennent que ceux du trou du cul, de l'homme ou de la femme, sont bons pour guérir les yeux; ceux des bêtes, que l'on appelle fumier, servent à fertiliser les champs, et nous leur devons les fruits ; quant à la merde du chat ou civette, il n'y a pas à prouver ou à examiner quelle est sa valeur ou estimation ; celle du boeuf, ou bouse, est utile à de nombreux remèdes. Cela est prouvé et vérifié ; y aura-t-il quelque audacieux pour dire que les yeux ont quelque vertu ? Ainsi donc le trou du cul, lui tout seul, est meilleur et de plus grand profit que les yeux.<br />
Ceux qui font les gros yeux contre le trou du cul disent qu'il pète et qu'il chie, ce que ne font pas les yeux ; les malheureux ne voient pas qu'ils le font bien davantage et bien pis que le trou du cul; car, en eux, il n'y a pas de sommeil qui ne finisse chié en abondante chassie ni cauchemar ou frayeur qui ne pissent sur eux avec quantité d'eaux, et cela sans aucun profit, comme ce que rejette le cul, et comme cela est du reste attesté.<br />
En ce qui concerne le pet, il est vrai que les yeux n'en font pas ; mais il faut relever que le pet, loin de faire le cul indigne d'éloge, le fait digne de lui. Pour preuve de cette vérité, je dis qu'en soi c'est chose joyeuse, car où qu'il se libère règnent le rire et la plaisanterie, et la maison entière rit, les innocents se bouchant le nez, et se regardant de travers comme des histrions. Son expulsion est si importante pour la santé qu'en émettant celui-là réside celle-ci. Pour cela, les docteurs recommandent de ne pas les retenir, et ainsi Claude César, empereur romain, promulgua un décret commandant à tous, sous peine de mort, de ne pas retenir (même à table avec lui) le pet, reconnaissant combien il était important pour la santé. D'aucuns prétendent qu'il était motivé par l'intérêt personnel qu'il témoignait pour messire trou du cul.<br />
Oser dire qu'un pet n'est pas tumultueux ! Y a-t-il chose plus plaisante à voir qu'en une grande assemblée, église ou théâtre, si l'on en lâche un, quelle rumeur il produit et combien tous sont prompts à se boucher le nez, comme il est convenu, et d'autres qui le sentent davantage, dissimulant, prisent du tabac ?<br />
Il est probable qu'à si haute vertu parvient le pet, qu'il est preuve d'amour ; car, jusqu'à ce qu'un couple n'ait pété dans son lit, je ne tiens pour consommé le mariage. Il est aussi preuve d'amitié, car les maîtres ne chient ni pètent, sinon chez eux ou devant des amis. Et quand on demanda à un Portugais quelle était la partie principale du corps, il répondit que c'était le cul, car il s'asseyait le premier avant tout autre, quand même cela fût devant le roi.<br />
Les noms du pet sont divers : un tel dit « envoyer une bordée sans semonce », en faisant le cul capitaine ; était en train de les enfiler; d'autres disent « prends ce pruneau », comme si le cul était un verger. D'autres disent encore, quelque peu critiques, « noyau », dérivé de l'énigme « entre deux monts encaissés, le pruneau partait ». D'où est né ce proverbe qui dit : « Par deux monts cerné, un moine vociférait. » Finalement un dernier dit : « Monseigneur Pet-de-Maçon, quand il sortait, lâchait du mortier. »<br />
Assez de raisons pour avancer la noblesse de messire Pet ! Qu'il recouvre pour l'heure le statut de noble chevalier, et c'est pour qu'on ne dise pas que je patauge dans le lisier que je ne le lie pas à davantage de lieux et d'autorités.<br />
J'arrête de traiter des pets foireux, même si on reconnaîtra ainsi la qualité, noblesse et ancienneté qu'a le cul dans ce domaine. Car sa force, qui saura la reconnaître ? Elle est telle qu'en s'essuyant seulement d'un linge fin on en laisse de la sorte de tous côtés, au point qu'il est plus facile en comparaison de nettoyer tout un hospice.<br />
Et, revenant aux autres sens et parties du corps, je dis que ce qui se laisse dans le mouchoir de la bouche est de la glaire, et ce du nez morve, et ce des yeux chassie, et ce des oreilles cire ; mais cela qui se laisse du cul dans la chemise, c'est du crottin, nom d'un fromage très apprécié. Outre que les yeux n'ont pas d'organe désigné pour se nettoyer ; car parfois ils demandent à emprunter le mouchoir utilisé par le nez et la bouche, et parfois ils se nettoient avec la main; et de même pour les autres sens. Mais, si nous revenons au cul, que de signatures de grands seigneurs a-t-il illuminées ! quels papiers des plus intimes amis n'a-t-il pas vus ! que de livres des hommes les plus doctes a-t-il usés ! que de billets doux de dames a-t-il signés ! que de procès importants a-t-il salis ! et quelles chemises de Cambrai et de Hollande a-t-il tachées ! A la fin les meilleures et les plus splendides mains du monde lui ont servi de lingettes, d'après le proverbe :</p>
<p style="text-align: justify;"><em> Il est fort rare que la main d'albâtre<br />
au cul de son maître ne tâte.</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Il mérite tout, parce qu'aussi, sans être abeille, il fait de la cire ou du cirage (car ainsi parle-t-on des couards qui font dans leur chemise). Même les médicaments doivent leur découverte au trou du cul, car, bien qu'il ne voie pas, certains ont dit qu'un tel voyait la vérité par le petit trou de la lorgnette. En vérité il n'est pas d'autre vue à envier.<br />
Savoir si les culs ont quelque grâce ou pas serait long à expliquer. Qu'il nous suffise de dire que les culs qui se connaissent se saluent dans la rue. Martial dit qu'ils sont courtois, <em>compressis narebus Iovem salutat</em>, ce qui en espagnol veut dire « en serrant les fesses on salue Jupiter », en parlant de quelqu'un qui péta; et pour cela certains lui donnent tant d'ancienneté qu'ils disent :<br />
« Quel rapport a le cul avec le pouls ? », comme si l'on disait de l'un qu'il ne donne aucun souci, le comparant à l'autre de qui le moindre accident déconcerte.<br />
Et si nous nous dilations dans cette matière, ce serait <em>ad infinitum</em>. Je garantis seulement que concernant tout ce que j'ai dit et pensé sur le cul, bien qu'il m'en reste encore la queue à plumer, ses heurs sont nombreux et très dignes d'éloges, comme ne sont pas moindres ses malheurs suivants :</p>
<h3 style="text-align: center;"><br />
MALHEURS DU TROU DU CUL</h3>
<p style="text-align: justify;"><br />
<strong>PREMIER MALHEUR</strong><br />
Un précepteur barbon et crasseux fait un cours à un enfant inattentif; il lui demande d'apprendre la leçon par coeur; comme la mémoire est une faculté traîtresse, l'enfant oublie en jouant, et en punition de ce dont la mémoire fut coupable, on lui lacère le cul à coups de verge.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong> DEUXIÈME MALHEUR</strong><br />
Un étudiant va une nuit dans une vigne, il en vendange la moitié, il a l'estomac rempli comme un pressoir, il trouve sur son passage une fontaine, et parce qu'il en a envie il boit jusqu'à satiété ; la soif lui passe, la diarrhée lui vient et c'est le trou du cul qui le paie.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>TROISIÈME MALHEUR</strong><br />
Un autre, misérable goinfre affamé, engloutit six coings encore verts, parce qu'il les trouva gratis. Comme son appétit le lui conseilla, il en fit une indigestion et c'est le pauvre trou du cul qui à coups de seringue dut en faire les frais.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>QUATRIÈME MALHEUR</strong><br />
Celui-là se met en tête de descendre un escalier, il ne regarde pas où il met les pieds, les yeux évaluent mal, il glisse et dégringole marche à marche, mettant en charpie le trou du cul.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>CINQUIÈME MALHEUR</strong><br />
Un malade mal soigné souffre d'un sommeil profond parce que la maladie a pris possession de ses sens ; le médecin et les mauvais soins prodigués en sont la cause, et c'est l'infortuné cul qui le paie à force de sangsues.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>SIXIÈME MALHEUR</strong><br />
On sait, d'après l'enseignement de nombreux philosophes, que le rot est un pet raté et qu'il y en a d'aussi malheureux qu'il ne leur est pas permis d'arriver jusqu'au cul, ainsi le professe Angulus, qu'il n'a pas fini de sortir que tous lui disent : « En voilà une saleté ! », et quand il sort entièrement par le trou du cul il est applaudi et tout au plus le traite-t-on de cocu, comme un autre avait coutume de dire quand quelqu'un pétait : « Cocu ! par là puisses-tu avaler la viande, et par la bouche manger la merde, et que la putain qui t'a enfanté te voie père pour qu'elle te voie mieux souillé ; que tu les retrouves dans la soupe en pois chiches ; qu'on t'enterre sur cette musique ; engelures et hémorroïdes, ruade de mule papale pour toi; par où le pet est sorti le diable met le doigt, la vipère le dard, le porc le groin, le taureau la corne, le lion la main, que la coupole de l'Escurial et la pointe de mon escargot on te mette, amen. »</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>SEPTIÈME MALHEUR</strong><br />
Arrive l'autre étudiant ou auxiliaire en médecine qui, allant ordonner un médicament dans la cuisine, tombe sur la servante qui lui avait tapé dans l'oeil ; elle, pour lui faire plaisir et éteindre l'excitation de la concupiscence et les titillations amoureuses, commence à se dandiner et trémousser, profite du plaisir, et son cul finit meurtri sous les assauts.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>HUITIÈME MALHEUR</strong><br />
Un homme est en train de passer le rabot à une femme et, après s'être satisfait, il dit : « Quelle chose admirable, si elle n'était pas à deux doigts du trou du cul ! »</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>NEUVIÈME MALHEUR</strong><br />
Un jour arrive un étranger qui se met à jouer le grand chevalier et à servir les dames avec beaucoup de faste. Il échoue dans ses affaires et écorne sa réputation ; ce qui fut commis par la faute des organes génitaux porte préjudice à la réputation du cul, puisqu'on dit alors : « Un tel a fini cul à terre. »</p>
<p style="text-align: justify;"><strong> DIXIÈME MALHEUR</strong><br />
Le cul est si malheureux que même le loup mord celui des animaux, et chez les guenons, on voit que, parce qu'elles veulent reposer et s'asseoir fréquemment, leur cul se remplit de durillons; c'est pour cela qu'on en est arrivé à dire : « Un tel a davantage de durillons qu'une guenon au cul. »</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>ONZIÈME MALHEUR</strong><br />
Un jour, un autre narcisse gommeux se promène à pied dans la rue à l'heure où tout le monde est dehors; pour aussi attentif qu'il soit aux pierres ou graviers qui sont à découvert pour assurer les pieds et marcher de pierre à pierre, son pied glisse et le pauvre cul se casse la figure et tout finit en trente-six morceaux depuis la tête jusqu'aux pieds.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>DOUZIÈME MALHEUR</strong><br />
En plein hiver et à minuit, un autre pauvre est pris de courante ou évacuation de tripes, et parce que pressé, comme il est, il ne se souvient plus où on a mis le brasero ou le bûcher, il trébuche sur lui et se brise les jambes et le cul, attrapant ainsi une infirmité pour longtemps.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>TREIZIÈME MALHEUR</strong><br />
Qui ne cessera de pleurer l'immense malheur des culs à Carnaval ? Car les jeunes gens, pour se divertir, s'accrochent les uns aux autres des ustensiles et des guenilles au cul et parfois 'enflamment avec de l'étoupe en feu.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>QUATORZIÈME MALHEUR</strong><br />
L’autre fripon se met à souffrir de la chaleur de l’été, et parce qu’en allant se gratter la démangeaison d’un morpion aux parties il est gêné par une horrible population de poils qui jouxte le cul, il détermine de les couper avec des ciseaux et, ayant les mains gourdes et ne voyant pas ce qu’il fait ni ne pouvant souffrir davantage d’être porc, il s’ouvre à coups de ciseaux le pauvre cul.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>QUINZIÈME MALHEUR</strong><br />
L’autre a un jour une envie urgente dans la rue ou en plein milieu d’une comédie, il sort pressé à la recherche d’un lieu où évacuer, et parce qu’il n’arrive pas avec suffisamment de rapidité à le faire ou que quelque nœud l’embarrasse, le pauvre cul est barbouillé ou peinturluré de merde.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>SEIZIÈME MALHEUR</strong><br />
Le pauvre malheureux torero à pied se voit assailli par le taureau, il se retourne pour s’enfuir, il s’emmêle les pieds ou ils ne partent pas assez vite, et parce qu’ils n’ont pas été assez rapides, le taureau lui déchire le pauvre cul.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>DIX-SEPTIÈME MALHEUR</strong><br />
Une vieille va faire un clystère à un malade, elle voit peu, elle n’a pas assez bien pris les mesures, elle coince ses deux doigts dans le cul, et vas-y que je te secoue la seringue entre les fesses, elle lui échaudé le cul, qui paie, le pauvre, l’inattention de la vieille ivrogne.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>DIX-HUITIÈME MALHEUR</strong><br />
Le pape meurt à Rome et on en donne avis par la poste en envoyant un homme au pas de course dont le pauvre trou du cul finit par se fendiller.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>DIX-NEUVIÈME MALHEUR</strong><br />
Un voyageur, très fatigué par la route, arrive à l'auberge, et la première chose qu'il fait, c'est de s'asseoir sans regarder ni prendre garde ; il tombe sur un clou ou une herse, se fait mal, et le pauvre cul en est percé.</p>
<p><strong>DERNIER MALHEUR</strong><br />
Finalement le cul est si malheureux que même quand tous les autres membres du corps se sont reposés et se reposent souvent, les yeux du visage jouissant de la beauté, le nez des bonnes odeurs, la bouche du bon assaisonnement et baisant ce qu’elle aime, la langue folâtrant entre les dents, se plaisant à rire, conversant et étant prodigue, pour une fois que le cul voulut se délasser, il y eut le feu.<br />
<br />
<br />
..................................................<br />
<br />
<em>1. C'est-à-dire de la connaissance, dont le symbole était l'oeil unique.<br />
2. Portugais et Italiens avaient en Espagne la réputation, amplement motivée par des ressentiments politiques, d'être homosexuels.<br />
3. De Galénius, nom d'un médecin célèbre au xvme siècle.</em></p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p class="box180">Francisco de Quevedo y Villegas / Heurs et malheurs du trou du cul<br />
Traduit de l'espagnol par Victor Martinez</p>
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<p> </p>MARIAGE RIDICULEurn:md5:05d49638874c803637ee06cf678d99442023-05-23T08:53:00+02:002023-06-07T09:26:10+02:00domcorrierasPoèmes & chansonsFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
<hr /> <p> </p>
<p><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/e4c60b67-b1bb-4b9a-9848-5b70f6b85953b.jpg"><img alt="" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/.e4c60b67-b1bb-4b9a-9848-5b70f6b85953b_m.jpg" style="margin: 0 auto; display: table;" /></a></p>
<p> </p>
<p>Les voisins ont essayé de marier<br />
Dorothée avec Georges l'étranger,<br />
grand fossoyeur de mouches en masse,<br />
et celui qui entame le mieux les pâtisseries.</p>
<p>Il est vrai qu'elle est vieille, mais laide ;<br />
experte en durcissement de cheveux et chapeaux ;<br />
le trousseau manqua, et l'argent ne fut pas en trop,<br />
mais elle lui apporta trois dents pour livrée.</p>
<p>Pour qu'ensuite George ne se trouble<br />
et cloisons, fenêtres et celliers ne brise,<br />
elle fournit la tête de cornes.</p>
<p>Avec un gant, deux chignons, trois proverbes<br />
et six livres d'embrouilles, elle lui apporta pour dot<br />
trois filles, une belle-mère et deux amant.</p>
<p class="box180">Francisco de Quevedo / Poèmes satiriques et burlesques<br />
traduit de l'espagnol par Victor Martinez<br />
Illustration : Francisco de Quevedo y Villegas par Ernesto Priego</p>Ce que je fis à Madridurn:md5:03d3c3ccdc0b649168c67c3faa7f5b572023-05-13T07:58:00+02:002023-05-13T07:58:00+02:00domcorrierasProses & autres textesFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
<hr /> <p> </p>
<p><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/Quevedo__copia_de_Vela_zquez_.jpg"><img alt="" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/2023/.Quevedo__copia_de_Vela_zquez__m.jpg" style="margin: 0 auto; display: table;" /></a></p>
<p> </p>
<p> </p>
<h3 style="text-align: center;">CHAPITRE III<br />
<em>Ce que je fis à Madrid et ce qui m'arriva sur<br />
le chemin de Cercedilla, où je dormis</em><br />
</h3>
<p> </p>
<p style="text-align: justify;"> Notre homme s'enferma donc afin d'écrire hérésies et sotties pour les aveugles. Vint l'heure du repas, que nous prîmes ensemble ; quand le souper fut achevé, notre poète me demanda de lui lire l'ordonnance. Comme je n'avais rien de mieux à faire, je la tirai de ma poche et lui en fis lecture. Je la transcris ici, car elle me semble fustiger en toute justice ces choses qu'elle entend blâmer. Elle commençait ainsi :</p>
<p style="text-align: justify;"><em> Ordonnance dénonçant les poètes creux,<br />
oiseux et insipides</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Le sacristain éclata de rire et s'écria : « Il fallait le dire plus tôt ! Et moi qui croyais que cette ordonnance me concernait, alors qu'elle ne s'adresse qu'aux insipides ! Il se prenait donc pour un poète fruité et savoureux, ce qui me parut fort divertissant. Je passai sur le prologue et commençai le premier chapitre, qui disait ceci :<br />
« Attendu que ces vermines qu'on nomme poètes sont nos prochains, et chrétiens, quoique mauvais catholiques ; vu que, toute l'année, ils adorent sourcils, dents, pantoufles, rubans, sans compter d'autres péchés plus énormes encore ; nous ordonnons que, pendant la semaine sainte, on ramasse les poètes qui traînent sur la voie publique comme on le fait pour les prostituées, et qu'on les prêche en leur présentant la croix afin de les convertir. Nous indiquons à cet effet quelques maisons de repentance.<br />
« Item, considérant les chaleurs accablantes qu'il fait dans les strophes torrides, jamais crépusculaires, des poètes astraux, eux-mêmes fripés comme des raisins secs tant ils mettent de soleils et d'étoiles dans leurs poèmes, nous leur imposons un silence perpétuel sur les choses du Ciel, et décrétons qu'il y aura des mois où les Muses seront interdites, comme il y en a où la chasse et la pêche sont fermées, de crainte que la race ne s'épuise, vu la manière dont ces poètes les sollicitent.<br />
« Item, attendu que cette secte infernale d'hommes condamnés à perpétuité au trait d'esprit, grands dépeceurs de mots et entortilleurs de phrases, a communiqué aux femmes le dénommé mal de poésie, nous nous déclarons par ce mal vengés de celui qu'elles nous firent en croquant la pomme. De plus, vu la grande pauvreté du siècle où nous vivons, nous ordonnons que soient brûlées les strophes des poètes, comme on le fait des vieux brocarts, pour en tirer l'or, l'argent et les perles, car, dans la plupart des poèmes, leurs bien-aimées sont faites, à l'instar des statues rêvées par Nabuchodonosor, des métaux les plus précieux. »<br />
C'en était trop pour notre sacristain qui se leva d'un bond : « Autant dire, s'écria-t-il, qu'on veut nous dépouiller de tous nos biens ! Ne m'en lisez pas davantage ; je vais aller trouver le pape à Rome, dussé-je y laisser jusqu'à ma dernière chemise. Je ne permettrai pas qu'on m'offense de la sorte, moi, un ecclésiastique ! Je prouverai que les couplets d'un poète sacristain ne sont pas soumis à cette ordonnance ; et, s'il le faut, j'en appellerai à la justice. »<br />
J'avais envie de rire, mais ne souhaitant pas prolonger trop avant la conversation, car il se faisait tard, je répondis : « Monsieur, cette ordonnance est une pure plaisanterie ; elle n'a pas force de loi, car elle ne s'appuie sur aucune autorité. — En êtes-vous sûr ? demanda-t-il, encore tout agité. Alors, pourquoi ne pas me l'avoir dit aussitôt ? Vous m'auriez évité le plus grand déplaisir du monde. Savez-vous ce que c'est, monsieur, pour un homme qui se flatte d'avoir écrit huit cent mille strophes, d'entendre des choses pareilles ? Poursuivez, je vous prie, et que Dieu vous pardonne la frayeur que vous m'avez faite. » Je repris donc :<br />
« Item, considérant qu'après avoir donné dans la veine mauresque — dont leur poésie conserve encore quelques traces —, ils donnent à présent dans la pastorale, et que les troupeaux maigrissent à force de boire leurs larmes, roussissent sous les feux de leurs amours, succombent au charme de leurs couplets et en oublient de paître, nous ordonnons donc qu'ils abandonnent ce métier, et conseillons aux amoureux de la poésie de se faire ermites. Quand aux autres, qu'ils se fassent muletiers ; c'est un joyeux gagne-pain pour les mal embouchés !<br />
— Quel est le bougre, cocu, sodomite et juif qui a fait une telle ordonnance ? cria le pauvre homme. Si je savais qui est ce personnage, j'écrirais contre lui une satire, avec des strophes qui le feraient grincer des dents, et tout le monde avec lui ! Vous m'imaginez, moi qui n'ai pas un poil de barbe, dans un rôle d'ermite ! Vous me voyez, moi, qui verse l'eau et le vin dans les burettes, moi un sacristain, devenu muletier ! vraiment monsieur, vous me mortifiez ! — Je vous répète, répliquai-je, qu'il s'agit là de railleries ; prenez-les pour ce qu'elles sont. »<br />
Et je continuai ma lecture :<br />
« Item, afin d'empêcher plagiats et emprunt, nous interdisons qu'on fasse entrer dans des couplets d'Aragon et Castille, ou d'Italie en Espagne, sous peine, pour le poète contrevenant, d'avoir à s'habiller correctement, et en cas de récidive, d'avoir à rester propre pendant une heure entière. »<br />
Cette dernière ordonnance l'amusa beaucoup, car il portait soutane si vieille qu'elle en avait des poils blancs, et si crottée qu'il aurait suffi au sacristain d'en frotter sur lui les pans pour être enseveli. Ne parlons pas de sa cape : il y avait là de quoi fumer deux vastes domaines.<br />
Sur le ton de la plaisanterie, j'ajoutai que l'ordonnance imposait aussi de considérer à l'égal des désespérés qui se pendent ou se jettent dans le vide toute femme amourachée d'un homme qui ne serait que poète, et donc de lui refuser la sépulture. Item, vu l'abondance de rondeaux, chansons et sonnets récoltés au cours de ces dernières années singulièrement fertiles, on ordonnait que les liasses de couplets qui, faute de mérite, n'auraient pas fini dans une boutique d'épicier soient, sans appel, destinées aux latrines.<br />
Pour terminer, je lui lus le dernier chapitre qui disait ceci : « Item, faisant preuve de charité et considérant qu'il existe dans nos contrées des gens si affreusement misérables, à savoir les baladins, les aveugles et les sacristains, qu'ils ne peuvent vivre sans les poètes, nous permettons qu'il y ait quelques pratiquants de cet art, à la condition qu'ils possèdent un diplôme délivré par le chef des poètes de l'endroit. Nous interdisons cependant aux poètes pour baladins de terminer leur farce à coups de bâton ou de diables, et leur comédie par des mariages, ainsi que de nouer leurs intrigues avec des papiers ou des rubans. Aux poètes pour aveugles, nous ordonnons de ne rien écrire qui se passe à Tétouan, de bannir des termes tels que <em>christian, bonne aimée, compatissance, points d'honneur</em>, et de ne pas dire <em>tel outrage</em> au lieu de <em>ce présent ouvrage</em>. Quant aux poètes pour sacristains, nous leur interdisons de farcir leurs cantiques de Gil ou de Jean, et de jouer sur les mots pour accoucher de couplets passe-partout, dont il suffit de changer le nom pour qu'ils servent à chaque fête.<br />
« Enfin, nous ordonnons à tous les poètes, conjointement, qu'ils se détournent de Jupiter, Vénus, Apollon et autres dieux, sous peine de les avoir pour avocats à l'heure de la mort. »<br />
Tous ceux qui avaient écouté ces ordonnances les approuvèrent, et m'en demandèrent copie. Seul le sacristain se mit à jurer par les Vêpres, l'<em>introibo</em> et le <em>Kyrié</em> que c'était une satire dirigée contre lui, pour ce qu'on y disait des aveugles, et qu'il savait mieux que quiconque ce qu'il avait à faire. « Tel que vous me voyez, ajouta-t-il, j'ai rencontré bien des poètes célèbres ; je me suis trouvé un jour dans une auberge avec Liñan ; et, deux fois, j'ai mangé à la même table qu'Espinel. » II ajouta qu'à Madrid il avait vu Lope de Vega d'aussi près qu'il me voyait, qu'il s'était rendu chez don Alonso de Ercilla des dizaines de fois, qu'il possédait un portrait du divin Figueroa, et qu'il avait acheté les chausses de Pedro de Padilla quand celui-ci était entré au couvent, même qu'il les portait encore, malgré l'usure. Il nous les montra et fit tellement rire ceux qui étaient là qu'ils ne voulaient plus s'en aller.<br />
Cependant, il était déjà deux heures et nous devions nous mettre en route. Nous sortîmes de Madrid ; puis, à regret, je pris congé de mon compagnon et me dirigeai vers le col de Fuenfria. Dieu voulut me préserver des mauvaises pensées et fit que, très vite, je rencontrai un soldat avec qui j'engageai la conversation. Il me demanda si je venais de Madrid. Je lui répondis que je n'avais fait qu'y passer. « C'est une ville qui n'en mérite pas davantage, affirma-t-il : elle n'est peuplée que de gens méprisables. Par le Christ, je préfère être à un siège, avec la neige jusqu'au ventre, monter la garde nuit et jour, manger des fruits verts pour toute nourriture, plutôt que de subir les injures que l'on fait ici à un homme d'honneur. »<br />
Je lui répliquai qu'à Madrid il y avait de tout ; et qu'on tenait en grande estime les hommes de bonne condition.<br />
« Parlez-moi d'une estime ! dit-il, très en colère. J'y suis resté six mois à solliciter une compagnie, alors que j'ai vingt ans de services et que j'ai versé mon sang pour le roi, comme l'attestent ces blessures. » Et il me montra une cicatrice de cinq pouces de long qu'il avait à l'aine et qui était, de toute évidence, un souvenir du mal français. Puis il me fit voir deux autres marques aux talons, dont il dit que c'étaient des blessures de balles ; mais j'en conclus aussitôt, parce que j'en ai deux pareilles aux pieds, qu'il s'agissait d'engelures. Enfin, il ôta son chapeau et découvrit son visage ; il chaussait du seize, à en juger par les seize points — je les comptai —, suturant la balafre qui lui fendait le nez en deux, sans parler des trois estafilades qui lui transformaient la face en mappemonde.<br />
« C'est en levant le siège de Paris, au service de Dieu et du roi, que j'ai eu la figure tranchée, mais je n'ai reçu en récompense que de bonnes paroles qui, aujourd'hui, tiennent lieu de rebuffade. Lisez donc ces papiers, sur votre vie — ah ! maugrebleu —, on n'a jamais vu au cours d'une campagne un homme — eh oui, mordieu — plus signalé que moi ! » Et il disait vrai, tant il était marqué des coups qu'il avait reçus.<br />
Il tira de ses poches plusieurs tubes de fer-blanc et en sortit des papiers qui devaient appartenir à quelqu'un dont il avait pris le nom. Je les lus et lui fis mille compliments, affirmant que ni le Cid ni Bernardo del Carpio n'en avaient fait autant que lui. Il bondit. « Comment, pas autant que moi ? Ventrebleu ! Ni autant que moi, ni autant que Garcia de Paredes, que Julian Romero et que bien d'autres guerriers au noble coeur. Par tous les diables ! Je sais bien qu'en ce temps-là il n'y avait pas d'artillerie, mais morbleu, de nos jours Bernardo ne tiendrait même pas une heure ! Et si vous allez en Flandres, demandez un peu qu'on vous raconte les exploits de l'Ébréché, vous verrez ce qu'on vous dira! — L'Ébréché, c'est vous ? Et qui d'autre ? Vous ne voyez pas cette brèche que j'ai aux dents ? Mais n'en parlons plus, car on s'avilit en se louant soi-même. »<br />
Nous en étions là lorsque nous fîmes la rencontre d'un ermite monté sur un âne. Il était vêtu de noir, avait la barbe si longue qu'elle balayait le chemin, et un teint blafard. Après nous avoir salués du <em>Deo gracias</em> habituel, il se mit à faire l'éloge des blés et, à travers eux, de la miséricorde du Seigneur. Le soldat bondit : « Ah, mon père, s'écria-t-il, j'ai vu arriver sur moi bien plus de piques qu'il n'y a d'épis dans un champ, par le Christ, et je peux vous dire que, pendant le sac d'Anvers, je n'ai pas fait de quartier, nom de Dieu! » L'ermite le pria de garder pour lui ses jurons. « On voit bien, mon père, que vous n'êtes pas soldat, car vous me reprochez ce qui fait mon métier. » J'éclatai de rire en voyant à quoi il réduisit l'art de la guerre, et je compris qu'il s'agissait d'un gueux doublé d'un fanfaron, car la coutume de jurer est proscrite parmi les soldats de mérite, et même parmi les autres.<br />
Nous commençâmes notre montée vers le col ; l'ermite disait ses patenôtres sur un chapelet qui avait tout l'air d'un chargement de bûches dont on aurait fait des boules, si bien que, à chaque Ave, on entendait le même vacarme qu'au jeu de quilles ; quant au soldat, il comparait les rochers aux fortifications qu'il avait vues, appréciait leur capacité de défense et plaçait l'artillerie en conséquence. Moi qui les observais tous les deux, j'appréhendais autant le chapelet de l'ermite, avec ses grains démesurés, que les forfanteries du soldat. « Ah, si j'avais une bonne charge de poudre, disait celui-ci, je vous ferais sauter la moitié de ces montagnes, et je rendrais un fier service aux voyageurs ! »<br />
Tout en conversant de la sorte, nous arrivâmes à Cercedilla. La nuit était tombée quand nous entrâmes tous les trois dans l'auberge, pour aussitôt commander le souper (c'était un vendredi). « Comme chacun sait, dit alors l'ermite, l'oisiveté est mère de tous les vices ; en attendant d'être servis, faisons une partie de cartes ; nous jouerons des Ave Maria. » Et il laissa tomber de sa manche de quoi battre le carton. Ce que voyant, j'éclatai de rire, car l'objet s'accordait fort peu avec les perles de son rosaire. « Non, répondit le soldat, jouons, en toute amitié, jusqu'à cent réaux, c'est ce que j'ai en poche. » Moi, espérant gagner gros, je dis que je jouerais pour le même montant, et l'ermite, pour ne pas se montrer désobligeant, accepta et affirma qu'il avait dans sa bourse de quoi payer l'huile de sa lampe, c'est-à-dire deux cents réaux. J'avoue que j'espérais être la chouette qui lui boirait toute cette huile-là ; mais puissent toutes les visées du Grand Turc connaître autant de succès que les miennes !<br />
On se décida pour le lansquenet, et le comble, c'est que le prêtre dit ignorer ce jeu, qu'il nous pria de lui apprendre. Le saint homme nous laissa la main pendant deux tours, mais au troisième il s'y prit de telle manière qu'il rafla tout ce qu'il y avait sur la table. Il hérita de nous sans attendre notre mort. C'était pitié de voir ce filou ramasser la mise à pleines mains ; il perdait sur un petit coup et gagnait sur douze gros. Chaque fois qu'il tirait la carte gagnante, le soldat lançait une bonne dizaine d'imprécations et autant de jurons renforcés de blasphèmes. Moi, je rongeais mes ongles de dépit pendant qu'il occupait les siens à ramasser mon argent. J'avais beau invoquer tous les saints du paradis, les bonnes cartes étaient comme le Messie : elles ne venaient jamais, mais nous persistions à les attendre.<br />
Le brave homme nous tondit jusqu'à l'os ; nous lui proposâmes alors de jouer sur gages, mais lui, après avoir gagné les six cents réaux que j'avais sur moi et les cent du soldat, dit que tout cela n'était qu'un passe-temps, que nous étions ses frères et qu'il préférait en rester là. « Vous feriez mieux de ne plus dire de jurons, ajouta-t-il ; moi, la chance m'a souri parce que je me suis recommandé à Dieu. » Comme nous ignorions tous les trois l'habileté qu'il avait du bout de ses doigts jusqu'au poignet, nous n'avions aucune raison de ne pas le croire : le soldat jura de ne plus jurer, et je fis de même. « Morbleu, disait le pauvre garçon — qui m'apprit alors qu'il était enseigne —, j'ai été aux prises avec des Maures et des protestants, mais jamais on ne m'a si bien dépouillé. »<br />
L'autre riait en nous écoutant. Il sortit son chapelet et se remit à prier. Comme je n'avais plus rien en poche, je lui demandai de m'offrir à souper, et de payer l'auberge pour le soldat et pour moi-même jusqu'à Ségovie, car nous étions plumés. Il nous le promit. On battit une omelette de soixante oeufs (je n'avais jamais vu cela de ma vie). Puis, il déclara qu'il allait dormir.<br />
On nous mit tous les trois dans une salle avec d'autres personnes, car toutes les chambres étaient occupées. Je me sentais profondément abattu ; le soldat appela l'aubergiste, et lui confia les tubes en fer-blanc contenant ses papiers et un paquet de chemises passablement usées. Nous nous couchâmes, l'ermite en se signant, et nous en priant Dieu de nous garder de lui. Pendant qu'il dormait paisiblement, je passai la nuit à chercher le moyen de lui reprendre mon argent. Quant au soldat, il parlait dans son sommeil des cent réaux, comme s'ils n'étaient pas irrémédiablement perdus.<br />
Vint l'heure de se lever. Je demandai de la lumière, qu'on apporta aussitôt ; l'aubergiste remit au soldat son paquet, mais il avait oublié les papiers. Le pauvre enseigne se mit à pousser des cris en réclamant ses états de services. Notre hôte se troubla, et comme l'ermite et moi-même insistions pour avoir <em>les services</em> sans tarder, il sortit et revint en courant avec trois pots de chambre : <br />
« Voilà, dit-il, chacun le sien ; en voulez-vous d'autres ? » ;<br />
Il avait compris que nous avions la colique. Furieux, le soldat se leva, en chemise, et, dégainant son épée, poursuivit l'aubergiste en jurant qu'il allait le tuer, car il se moquait d'un brave qui avait été à Lépante, à Saint-Quentin et ailleurs, en apportant un pot de chambre à la place des papiers qu'on lui avait confiés. Nous courûmes après lui, mais nous eûmes bien du mal à le retenir.<br />
« Monsieur, disait notre hôte, vous avez demandé les services, je ne suis pas obligé de savoir qu'en langage soldatesque, c'est ainsi qu'on appelle les papiers justifiant des services rendus. » Ils firent la paix et nous retournâmes dans la salle où nous avions dormi.<br />
L'ermite qui, méfiant, était resté dans son lit, prétendit que la frayeur l'avait incommodé. Il paya tous nos frais d'auberge ; le soldat et moi quittâmes le village en direction du col, fort mécontents de laisser là l'ermite, sans avoir réussi à lui reprendre notre argent.<br />
Nous rencontrâmes un Génois, ou plutôt un de ces antéchrists de la monnaie en Espagne qui, lui aussi, montait vers le col, suivi d'un page et abrité sous un parasol, ce qui prouvait qu'il était riche. Nous engageâmes la conversation ; il ramenait tout à des questions de deniers, car ces gens-là sont financiers par nature. Il se mit à parler de Besançon, en s'inquiétant de savoir s'il était avantageux ou non de confier sa fortune à Besançon, si bien que nous finîmes par lui demander qui était ce gentilhomme. « C'est une ville à la frontière de l'Italie, répondit-il en riant, où se réunissent les hommes d'affaires » — que nous autres, en Espagne, appelons filous de plume — « pour déterminer les prix auxquels s'échangent les monnaies. » On pouvait en déduire qu'à Besançon, les escrocs menaient la danse.<br />
Il nous expliqua encore, pendant que nous cheminions, qu'il était perdu en raison d'une banqueroute où il avait laissé plus de soixante mille écus. Et, tout cela, il le jurait sur sa conscience ; mais, pour moi, la conscience d'un marchand, c'est comme le pucelage d'une catin, qu'elle vend même quand elle l'a perdu. D'ailleurs, bien peu d'entre eux ont une conscience : comme ils ont entendu dire qu'elle cause du remords pour peu de chose, ils s'en débarrassent dès la naissance, avec le cordon.<br />
Tout en causant, nous vîmes apparaître les murs de Ségovie ; je m'en réjouis, même si le souvenir de ce que j'avais souffert chez Cabra ternissait un peu mon plaisir. À l'entrée de la ville, je trouvai mon père sur le chemin, découpé en quartiers, qui attendait dans des sacs le jour du Jugement dernier. Je versai une larme et entrai dans ses murs, fort différent de celui que j'étais en la quittant : j'avais à présent une pointe de barbe et j'étais bien vêtu. Je pris congé de mes compagnons et cherchai qui, dans la ville, ailleurs qu'au gibet, pourrait m'indiquer où se trouvait mon oncle, mais personne ne sut m'informer. Tous ceux que j'interrogeais m'assuraient qu'ils ne connaissaient pas Alonso Ramplon. Je me réjouissais déjà de savoir que dans ma ville natale, il y avait tant d'honnêtes gens, lorsque j'entendis le crieur des flagellations donner de la voix et mon oncle donner le fouet. Je vis venir une procession de pénitents à demi nus et sans cagoule, montés sur des ânes ; mon oncle, derrière eux, faisait tournoyer son instrument et jouait pour le public une passacaille en caressant les côtes de cinq luths, sauf que ceux-ci n'avaient qu'une seule corde, qu'ils portaient au cou. J'observais le cortège en compagnie d'un homme à qui je m'étais présenté, en lui demandant s'il connaissait mon oncle, comme un noble de haut rang, lorsque mon cher parent posa les yeux sur moi — il passait juste devant nous —, me reconnût et me sauta cou en m'appelant son neveu. Je crus mourir de honte, mais me sentis obligé de le suivre, sans oser prendre congé de l'inconnu.<br />
« Tu peux m'accompagner, ajouta mon oncle, pendant que j'en termine avec ces gens-là. Nous sommes sur le chemin du retour; ensuite, tu viendras dîner avec moi. » Juché sur ma mule, je pensai que si je me joignais à la file, j'aurai sûrement l'air d'un condamné de plus ; aussi lui répondis-je que je l'attendrais là. Et je le quittai tellement honteux que, si je n'avais pas dépendu de lui pour toucher mon héritage, je ne lui aurais plus jamais parlé et ne me serais plus montré à Ségovie.<br />
Quand il eut fini de leur ravauder les épaules, il revint et m'emmena chez lui pour dîner.</p>
<p class="box180">Francisco de Queveda / (<span aria-level="1" class="yKMVIe" role="heading"><em>El Buscón</em>) </span>La vie du truand don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et modèle des filous (extrait)<br />
Traduit de l'espagnol par Aline Schulman<br />
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</p>Romance burlesqueurn:md5:d7c3ff878481bb947b7d79c08d998bbb2014-11-04T15:43:00+01:002018-08-06T16:08:47+02:00domcorrierasPoèmes & chansonsFrancisco de Quevedo<h4><em>Francisco de Quevedo</em></h4>
<hr /> <p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);"> </p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);"> </p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);"><b><a class="media-link" href="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/latrobe-41-011a.jpg"><img alt="latrobe-41-011a.jpg" class="media" src="https://domcorrieras.fr/dotclear/public/Illustrations/.latrobe-41-011a_m.jpg" style="margin: 0 auto; display: block;" title="" /></a></b><br />
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Enfin, Jeannette, les prisons</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">et les fesses relâchent leurs reclus ;</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">enfin sont recouverts de points</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">le plain-chant et les chausses.</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">Les alguazils et les épingles</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">prennent tout ce qu’ils accrochent ;</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">on ne lève seulement</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">que les témoignages et les jupes.</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">Les niais et les paravents</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">se déploient dans notre Espagne ;</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">le doublon et les traîtres</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">sont ceux qui ont deux visages.</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">Les putes et les chevaux </p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">sont ceux que l’on chevauche le plus ;</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">les diables et les désirs</p>
<p style="margin: 0px; font-size: 18px; line-height: normal; font-family: 'Lucida Grande'; color: rgb(35, 35, 35);">sont ceux qui nous trompent tous.</p>
<p class="box180">Francisco de Quevedo (<span style="color: rgb(34, 34, 34); font-family: arial, sans-serif;">1580-1645) </span>/ Poésies satiriques et burlesques<br />
</p>